Pas d’alibi vérifiable à l’heure de la mort. Il était chez lui, dit-il, en train de lire.
En temps normal, donc, nous nous pencherions sur la question du mobile. Nous nous poserions des questions sur ces heures qu’ils ont passées ensemble, ce dernier soir : ils sont allés voir Pâles lueurs au loin, ils se sont gorgés de bière au cinéma. Ils se sont disputés à cause d’une femme, peut-être, ou de quelque insulte idiote datant de l’école primaire et à demi oubliée, et le ton est monté.
Le premier problème, avec une telle hypothèse, est que justement, ce n’est pas ainsi que Peter Zell a été tué. Un meurtre résultant d’une longue soirée de beuverie, un meurtre à propos d’une femme ou d’un concours de celui qui pissera le plus loin, est un meurtre commis au moyen d’une batte de base-ball, ou d’un couteau, ou d’une carabine Winchester .270. Alors qu’ici, nous avons un homme qui a été étranglé, puis déplacé, une scène de suicide délibérément et soigneusement mise en place.
Mais le second problème, bien plus grand, est que l’idée même de mobile doit être réexaminée dans le contexte de la catastrophe imminente.
Parce que les gens font toutes sortes de choses, pour des raisons qui peuvent être difficiles ou impossibles à cerner clairement. Au cours de ces derniers mois, le monde a connu des épisodes de cannibalisme, d’orgies extatiques ; d’étonnants déploiements de charité et de bonnes actions ; des tentatives de révolutions socialistes et des tentatives de révolutions religieuses ; des psychoses collectives incluant le Second Avènement de Jésus-Christ, le retour d’Ali, beau-fils de Mahomet et Commandeur des Croyants, ou encore la constellation d’Orion descendant du ciel avec son épée et sa ceinture.
Des gens fabriquent des fusées, des gens se construisent des cabanes dans les arbres, des gens prennent plusieurs femmes, des gens tirent au hasard dans la foule, des gens s’immolent par le feu, des gens entreprennent des études de médecine tandis que les médecins abandonnent leur travail et se construisent des huttes dans le désert pour s’y installer et prier.
À ma connaissance, rien de tout cela n’est encore arrivé à Concord. Néanmoins, l’enquêteur consciencieux se voit obligé d’examiner la question du mobile sous un nouvel éclairage, de la replacer dans la matrice de notre situation présente et fort inhabituelle. La fin du monde change tout, du point de vue judiciaire.
Je suis sur Albin Road, juste après Blevens, lorsque la voiture dérape sur une plaque de verglas et fait une violente embardée vers la droite. J’essaie de la ramener brusquement à gauche et rien ne se passe. Le volant tourne sous mes mains sans aucun effet, je zigzague et j’entends une suite de coups métalliques inquiétants : les chaînes qui cognent salement contre les ailes.
– Allez, allez ! dis-je, mais on dirait que le volant ne communique plus du tout avec la direction, il tourne et tourne encore, et pendant ce temps la voiture entière se précipite vers la droite, comme un palet de hoquet géant qu’on aurait envoyé valser et qui glisse furieusement vers le fossé. Allez ! Allez !
Mon estomac se soulève. J’écrase le frein comme un dingue, rien ne se passe, et voilà que l’arrière remonte à la même hauteur que l’avant, si bien que l’Impala se retrouve pratiquement perpendiculaire à la route, et je sens les roues arrière se soulever tandis que l’avant se rue droit devant, rebondit par-dessus le fossé, va s’encastrer dans le large tronc solide d’un conifère, et mon crâne heurte violemment l’appui-tête.
Puis, plus rien ne bouge. Le silence est soudain et complet. Ma respiration. Un oiseau d’hiver qui chante, quelque part au loin. Un petit crachotement résigné dans le moteur.
Lentement, je prends conscience d’un cliquetis et je mets une seconde à m’apercevoir que c’est le bruit de mes dents qui claquent. J’ai les mains qui tremblent, aussi, et les genoux qui tressautent comme ceux d’un pantin.
Ma collision avec l’arbre a fait tomber beaucoup de neige, et il y en a encore un peu qui descend doucement, comme une fausse tempête toute douce, un saupoudrage qui s’accumule sur le pare-brise fêlé.
Je change de position, reprends mon souffle, palpe mes membres comme si je fouillais un suspect, mais tout va bien. Je n’ai rien.
L’avant du véhicule est enfoncé : il y a juste un creux, pile au centre, comme si un géant avait pris son élan et envoyé un grand coup de pied bien fort.
Mes chaînes se sont détachées. Les quatre. Elles sont étalées dans tous les sens tels des filets de pêche, formant des tas emmêlés autour des pneus.
– Bon sang de bois, dis-je tout haut.
Je ne pense pas qu’il l’ait tué. Toussaint. Je ramasse les chaînes et les dépose en tas dans le coffre.
Je ne pense pas qu’il soit l’assassin. Je ne pense pas que ça colle.
Il y a cinq escaliers en tout dans nos locaux, mais seulement deux mènent au sous-sol. L’un n’est qu’une volée de marches grossières en ciment brut descendant du garage, de sorte que quand les véhicules arrivent avec des suspects menottés à l’arrière, ceux-ci peuvent être emmenés tout droit à l’enregistrement, puis à la zone du sous-sol où l’on prend les photos d’identité judiciaire et les empreintes, puis vers la cellule ordinaire et la cellule de dégrisement. La cellule de dégrisement est toujours pleine, en ce moment. Pour accéder à l’autre partie du sous-sol, on prend en revanche l’escalier principal nord-ouest : on passe son badge d’identité devant le boîtier, on attend que la porte se débloque, et on rejoint le royaume confiné de l’officier Frank Wilentz.
– Tiens donc, l’inspecteur Monte-en-Flèche, dit Wilentz en m’adressant une parodie amicale de salut militaire. Je te trouve un peu pâlot.
– Je me suis pris un arbre. Je vais bien.
– Et l’arbre, comment va-t-il ?
– Tu peux vérifier un nom pour moi ?
– Elle te plaît, ma casquette ?
– Wilentz, allez…
Le technicien administratif de la PJ de Concord travaille dans un enclos grillagé de moins de deux mètres carrés, un ancien local à pièces à conviction, derrière un bureau jonché d’albums de BD et de paquets de bonbons. Des crochets, sur le grillage de sa cage, servent à suspendre une collection de casquettes de base-ball de ligue majeure, dont une, casquette-souvenir rouge vif à l’effigie des Phillies, repose en ce moment sur sa tête, coquettement inclinée.
– Réponds-moi, Palace.
– Cette casquette me plaît beaucoup, agent Wilentz.
– Tu dis ça pour me faire plaisir.
– Bon, j’ai besoin que tu vérifies un nom pour moi.
– J’ai les casquettes de toutes les équipes de la ligue. Tu le savais, ça ?
– Je crois que tu l’as déjà dit, oui.
Le problème est qu’en ce moment, Wilentz possède la seule connexion Internet haut débit régulière de tout le bâtiment ; pour ce que j’en sais, c’est même la seule connexion Internet haut débit régulière du comté. Il paraît que la PJ de Columbia a droit à une seule machine connectée à je ne sais quel serveur en plaqué or du département de la Justice. Concrètement, cela veut dire que si je veux me brancher sur les serveurs du FBI pour vérifier des antécédents criminels à l’échelle nationale, il me faut au préalable admirer la collection de casquettes de Frank.
– Avant, je les collectionnais avec dans l’idée de les léguer à mes gosses plus tard, mais puisque maintenant ça paraît clair que je n’en aurai jamais, de gosses, j’en profite pour mon plaisir. (Son expression pince-sans-rire cède la place à un grand sourire édenté.) Je suis du genre à voir le verre à moitié plein, moi. Tu voulais quelque chose ?