– J’ai besoin que tu vérifies un nom pour moi.
– Ah, oui, c’est ce que tu disais.
Wilentz entre le nom et l’adresse à Bow Bogs, coche les cases d’un formulaire sur la page du département de la Justice, et je reste devant son bureau, à le regarder taper, en tambourinant des doigts, pensif, sur la paroi de sa cage.
– Wilentz ?
– Oui ?
– Tu pourrais te suicider, toi ?
– Non, répond-il aussitôt, tapant toujours, cliquant sur un lien. Mais j’avoue que j’y ai pensé. Les Romains, tu sais, ils trouvaient que c’était ce qu’on peut faire de plus courageux. Quand on est confronté à la tyrannie. Cicéron. Sénèque. Tous ces mecs-là.
Il passe lentement l’index sur sa gorge : couic.
– Mais on n’est pas confrontés à la tyrannie, nous.
– Ah, mais si. Le gros facho qui tombe du ciel, mon pote. (Il se détourne de son écran pour choisir un mini Kit-Kat dans son tas de friandises.) Mais je le ferai pas. Et tu sais pourquoi ?
– Pourquoi ?
– Parce que… je… (Il se retourne, appuie sur une dernière touche.) … je suis lâche.
Avec Wilentz, c’est toujours difficile de dire s’il plaisante ou pas, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Je tourne mon attention vers ce qui se passe sur l’écran : de longues colonnes de données qui défilent.
– Eh bien, mon ami, me dit-il en déballant sa barre chocolatée. C’est un vrai boy-scout que tu as là.
– Comment ?
Il s’avère que M. J. T. Toussaint n’a jamais commis un seul crime, ou du moins ne s’est jamais fait prendre.
Jamais il n’a été arrêté par la police de Concord, que ce soit avant ou après Maïa, ni par l’État du New Hampshire, ni par aucun autre État, comté ou autorité locale. Il n’a jamais mis le pied dans une prison fédérale, il n’a pas de dossier au FBI ni au département de la Justice. Rien à l’international, rien dans l’armée non plus. Une fois, apparemment, il a mal garé une moto dans un petit patelin appelé Waterville Valley, dans les White Mountains, et s’est attiré une amende qu’il a réglée sans délai.
– Alors, rien ?
Wilentz confirme de la tête.
– Rien. À moins qu’il ait buté quelqu’un en Louisiane. La Nouvelle-Orléans est déconnectée du réseau. (Il se lève, s’étire, ajoute l’emballage de sa friandise à ceux qui traînent sur le bureau.) Moi-même, je pense parfois à descendre là-bas. Il paraît qu’on s’éclate, dans le coin. Ça baise dans tous les sens, à ce qu’on m’a dit.
Je remonte muni d’une sortie imprimante des antécédents criminels de J. T. Toussaint, ou plutôt de l’absence desdits. S’il est du genre à zigouiller les gens et à les pendre dans des toilettes de fast-foods, c’est une pratique toute récente chez lui.
En haut, à mon bureau, je décroche mon fixe pour tenter de joindre Sophia Littlejohn, et je suis de nouveau accueilli par les intonations énergiques et peu aimables de la standardiste de la maternité de Concord. Non, Mme Littlejohn n’est pas là ; non, elle ne sait pas où elle est ; non, elle ne sait pas quand elle reviendra.
– Pouvez-vous lui demander de rappeler l’inspecteur Palace, à la PJ de Concord ? Puis j’ajoute, sur une impulsion : Dites-lui que je suis son ami. Dites-lui que je veux l’aider.
Elle marque un silence, puis me répond : « D’ac-coooord », traînant sur la seconde syllabe comme si elle ne voyait pas bien ce que je veux dire. Je ne peux pas lui en vouloir, ne le sachant pas trop moi-même. Je jette à la poubelle le mouchoir que je pressais contre mon front. Je me sens agité, insatisfait, en lisant et relisant le casier vierge de J. T. Toussaint, en repensant à la maison, au chien, au toit, à la pelouse. L’autre chose qui me tracasse, c’est que je crois bien me souvenir d’avoir soigneusement fixé mes chaînes hier matin et vérifié qu’elles tenaient, comme j’ai l’habitude de le faire une fois par semaine.
– Eh, Palace, viens un peu voir ça.
C’est Andreas, devant son ordinateur.
– Tu regardes quelque chose en ligne ?
– Non, c’est sur mon disque dur. Je l’ai téléchargé la dernière fois qu’on a pu se connecter.
– Ah. Bon, euh…
Mais c’est trop tard, j’ai déjà traversé la pièce, je suis debout à côté de lui, et il me serre le coude d’une main, désignant son écran de l’autre.
– Regarde, me dit-il, le souffle court. Regarde ça avec moi.
– Allez, quoi, Andreas. Je bosse sur une affaire, là.
– Je sais, mais regarde, Hank.
– J’ai déjà vu ce truc-là.
Tout le monde l’a déjà vu. Quelques jours après Tolkin, après l’émission spéciale de CBS, la conclusion finale, le Jet Propulsion Lab de la NASA a diffusé une courte vidéo pour bien faire comprendre au grand public ce qui se passait. C’est une animation en Java toute simple, dans laquelle des avatars grossièrement pixellisés de différents corps célestes gravitent autour du Soleil : la Terre, Vénus, Mars et, bien sûr, le clou du spectacle, ce bon vieux 2011GV1. Les planètes et le planétoïde mineur honni caracolent autour du Soleil, chacun à son rythme, chacun suivant son ellipse, se déplaçant clic après clic, chaque intervalle entre deux images représentant deux semaines dans la réalité.
– Attends juste une seconde, insiste Andreas en desserrant les doigts de mon coude mais sans me lâcher, de plus en plus penché sur son bureau.
Il a les joues rouges. Il scrute l’écran avec un émerveillement plein de déférence, les yeux écarquillés, tel un enfant regardant dans un aquarium.
Je reste derrière lui malgré moi, à suivre la sale trajectoire de Maïa autour du Soleil. L’animation est étrangement hypnotisante, un peu comme un court-métrage artistique, une installation dans une galerie : couleurs vives, mouvement répétitif, action simple, irrésistible. Dans les confins de son orbite, 2011GV1 se traîne lentement, méthodiquement, et semble lambiner dans le ciel, bien moins rapide sur son orbite que la Terre ne l’est sur la sienne. Mais ensuite, dans les dernières secondes, Maïa accélère, comme la trotteuse d’une pendule passant d’un coup de quatre à six. Et puis, obéissant scrupuleusement à la Seconde loi de Kepler, l’astéroïde avale subitement les derniers millions de kilomètres, rattrape la pauvre Terre qui ne se doute de rien, et là… bam !
La vidéo se fige sur la dernière image, datée du 3 octobre, jour de l’impact. Bam ! Malgré moi, j’en ai un haut-le-cœur et je me détourne.
– Super, dis-je en grommelant. Je te remercie, vraiment.
Comme je le disais, je l’avais déjà vu.
– Attends, attends.
Andreas remonte le long de la barre de défilement pour se placer quelques secondes avant l’impact, à l’instant 2 h 39 min 14 s, puis relance l’animation ; les planètes avancent de deux crans, et il rappuie sur « pause ».
– Là ! T’as vu ?
– Vu quoi ?
Il revient de nouveau en arrière, me repasse la séquence. Moi, je pense à Peter Zell, je pense à lui regardant ceci – il a sûrement vu cette vidéo, probablement des dizaines de fois, et peut-être même l’a-t-il décortiquée, image par image, comme Andreas est en train de le faire. L’inspecteur me lâche le coude et se penche jusqu’à presque toucher le plastique froid de l’écran avec le bout de son nez.
– Là, précisément : l’astéroïde dévie d’un millipoil vers la gauche. Si tu as lu Borstner… tu as lu Borstner ?
– Non.
– Oh, Hank !
Il se retourne pour me regarder comme si c’était moi qui étais fou, puis revient à son écran.
– C’est un blogueur, reprend-il, ou c’était : maintenant il écrit une newsletter. J’ai un pote à Phoenix qui m’a appelé hier soir, il m’a tout expliqué, m’a dit de revoir la vidéo, de l’arrêter pile à… (Il rappuie sur « pause », à 2 h 39 min 14 s.) … Là, exactement. Regarde. C’est bon ? Tu as vu ? (Il repasse l’image, arrête, la repasse.) Ce que Borstner fait remarquer, là, si tu compares cette vidéo, je veux dire.