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– Andreas.

– Si tu la compares avec d’autres projections de trajectoire de l’astéroïde, il y a des anomalies.

– Inspecteur Andreas, personne n’a trafiqué le film.

– Non, non, pas le film ! Bien sûr que personne n’a trafiqué le film.

Il tourne de nouveau la tête, me regarde les yeux plissés, et je capte une brève bouffée de quelque chose dans son haleine, de la vodka peut-être. Je recule un peu.

– Pas le film, Palace. L’éphéméride.

– Andreas.

C’en est trop : je lutte contre une violente envie d’arracher son ordi du mur et de le balancer à travers la pièce. J’ai un meurtre à élucider, bon Dieu. Un homme est mort.

– Tu vois ? Là ! Tu vois ? continue-t-il. Tu vois comme il semble dévier un peu, et puis virer légèrement dans l’autre sens ? Si tu compares ça avec Apophis ou 1979XB… Si tu… t’as vu ?… La théorie de Borstner, c’est qu’il y a eu une erreur, une erreur fondamentale tout au début dans le, le calcul, tu vois, les mathématiques de tout le machin. Et qui commence dès la découverte, laquelle, tu dois le savoir, était sans aucun précédent. Une orbite de soixante-quinze ans, c’est délirant, pas vrai ? (Il parle de plus en plus vite, au point que ses mots s’entrechoquent en sortant.) Et Borstner a essayé de contacter le JPL, il a essayé de contacter le département de la Défense, de leur expliquer ce que, ce qui, tu vois… Eh ben ils l’ont envoyé bouler. On l’a ignoré, Palace. Complètement ignoré !

– Inspecteur Andreas !

Au lieu d’écrabouiller son ordinateur, je me penche simplement à côté de lui, plisse le nez en reniflant son odeur infecte de vieil alcool, de sueur de désespoir, et j’éteins l’écran.

Il relève la tête vers moi, les yeux comme des soucoupes.

– Palace ?

– Andreas, est-ce que vous travaillez sur des affaires intéressantes ?

Il en reste coi. Le mot « affaires » appartient à une langue oubliée qu’il a parlée autrefois, il y a longtemps.

– Des affaires ?

– Oui. Des affaires.

Nous nous regardons dans le blanc des yeux. Le radiateur émet des gargouillements indistincts dans son coin, et à ce moment-là arrive Culverson.

– Tiens, l’inspecteur Palace. Précisément l’homme que je cherchais.

Il s’est arrêté à la porte, en costume trois-pièces et cravate Windsor, un chaleureux sourire aux lèvres.

C’est un soulagement pour moi de me détourner d’Andreas, et la réciproque est vraie aussi ; il cherche le bouton pour rallumer son écran. Culverson me fait signe d’approcher en agitant un petit papier jaune.

– Tout va bien, mon gars ?

– Oui. J’ai heurté un arbre. Que se passe-t-il ?

– J’ai trouvé le jeune.

– Le jeune ?

– Celui que tu cherchais.

Il s’avère que Culverson écoutait dans son coin quand j’ai passé des coups de fil hier pour chercher l’idiot du village qui a épousé ma sœur. Et donc, que fait-il, Culverson ? Il passe lui-même quelques coups de téléphone, Dieu le bénisse, et comme il est meilleur enquêteur que je ne le serai jamais, il fait mouche, lui.

– Inspecteur. Je ne sais pas quoi dire.

– N’y pense plus, me répond-il, souriant toujours. Tu me connais, j’aime les défis. Et aussi, avant de trop me remercier, jette un œil à ce que j’ai trouvé.

Il place le petit papier dans ma paume, je le lis et je pousse un gémissement. Nous restons un instant comme ça, Culverson avec son sourire malicieux, Andreas regardant sa vidéo dans son coin en frottant ses mains moites.

– Bonne chance, inspecteur Palace, me dit Culverson avec une tape sur l’épaule. Amuse-toi bien.

* * *

Il se trompe.

Andreas, je veux dire.

De même que Borstner, le blogueur ou pamphlétaire ou je ne sais quoi : l’imbécile, là-bas dans l’Arizona, qui donne de faux espoirs aux gens.

Ce n’est pas ce qui manque, les hurluberlus de son espèce, et ils se trompent tous, et ça m’exaspère parce que Andreas a des responsabilités, il a un travail à faire ; la population compte sur lui, tout comme elle compte sur moi.

Malgré tout, à un moment donné, quelques heures plus tard, avant de partir, je m’arrête à son bureau pour regarder une nouvelle fois la vidéo du Jet Propulsion Lab. Je me penche en avant, me voûte, même, et louche sur l’écran. Non, il n’y a pas de déviation, pas de clignotement dans l’animation qui puisse suggérer de manière crédible une erreur dans les données sous-jacentes. Maïa ne tressaute pas et n’oscille pas sur son orbite, elle avance régulièrement du début à la fin. Elle vient, elle arrive, implacable, et elle arrivait déjà longtemps avant ma naissance.

Je ne peux pas prétendre comprendre la science, mais je sais qu’il y a des tas de gens qui s’y connaissent. Il y a des tas d’observatoires, Arecibo, Goldstone et tous les autres, il y a au moins un million d’astronomes amateurs qui suivent l’objet dans le ciel.

Peter Zell, lui, comprenait la science, il l’étudiait, il passait du temps dans son petit appartement à absorber en silence des détails techniques de ce qui est en train d’arriver, prenait des notes, soulignait des détails.

Je relance la vidéo, regarde l’astéroïde tourner une fois de plus, accélérer furieusement dans la dernière longueur, et puis… bam !

3

– Passez.

Le menton du soldat est parfaitement carré, son regard tranchant et sérieux, son visage froid et impassible sous un large casque noir, avec l’emblème de la Garde nationale sur la visière. Il me fait signe d’avancer du bout de son arme, qui semble être un M -16 semi-automatique. Je passe. Ce matin, j’ai remis mes chaînes, vérifié trois fois les fixations, bien serré le tout. Thom Halburton, le mécano du poste, m’a assuré que la voiture roulerait très bien même avec la calandre enfoncée, et pour l’instant tout semble lui donner raison.

Je ne suis même pas à un kilomètre du centre de Concord, j’aperçois encore la flèche du Capitole d’un côté et le panneau publicitaire de l’Outback Steakhouse de l’autre, et pourtant je suis dans un autre monde. Des chevaux de frise, des bâtiments de plain-pied, en brique rouge et sans fenêtres, une voie de service goudronnée marquée de flèches blanches, de flèches jaunes et de plots en pierre. Des minarets, des pancartes vertes pleines d’acronymes incompréhensibles. Encore des soldats. Encore des armes automatiques.

La loi SSPI est connue pour comprendre une quantité d’articles dits « noirs », des passages top secret dont on suppose qu’ils s’appliquent aux diverses branches des forces armées. Le contenu exact de ces articles noirs est inconnu de tous – à l’exception, sans doute, de leurs rédacteurs, c’est-à-dire un comité militaire associé à la Chambre et au Sénat ; du commandement militaire et des officiers haut gradés des branches concernées ; et de divers membres de l’exécutif, en fonction de leurs responsabilités.

Mais chacun sait, ou du moins tout le monde dans la police est assez convaincu, que l’organisation de l’armée des États-Unis a été largement remaniée, son pouvoir et ses ressources augmentés… toutes choses qui font que ceci est le dernier endroit où je voudrais me trouver si j’avais le choix, par un vendredi matin gris et venteux, alors que je suis plongé jusqu’au cou dans une enquête pour meurtre : au volant de ma Chevrolet Impala, dans le quartier général de la Garde nationale du New Hampshire.