Merci, Nico. À charge de revanche.
Je descends de voiture pour rejoindre un édifice en ciment, bas et sans fenêtres, au toit plat hérissé d’une petite forêt d’antennes. Il est 10 h 43. Grâce à Culverson et à ses contacts, j’ai cinq minutes, qui commencent à 10 h 45 précises.
Une femme officier de réserve, sévère et sans charme, en treillis camouflage vert, observe mon insigne en silence pendant trente secondes avant de hocher une fois la tête et de me guider le long d’un petit couloir, jusqu’à une énorme porte métallique percée d’une petite fenêtre carrée en Plexiglas, pile au centre.
– Merci.
Elle grogne quelque chose et repart dans le couloir.
Je regarde par la lucarne, et il est bien là : Derek Skeve, assis en tailleur par terre au milieu de sa cellule, respirant lentement et d’une manière complexe.
Il médite. Oh, pour l’amour du ciel.
Je serre le poing et frappe à la minuscule vitre.
– Skeve. Hé, ho. Derek.
J’attends une seconde. Frappe encore. L’appelle d’une voix plus forte, plus dure.
– Ho ! Derek !
Skeve, sans rouvrir les yeux, lève un doigt d’une main, telle une secrétaire médicale occupée à répondre au téléphone. Je commence à bouillir de rage : c’est bon, je veux rentrer chez moi. Autant laisser cet abruti égocentrique aligner ses chakras dans une prison militaire jusqu’à l’arrivée de Maïa. Je vais tourner les talons, dire « merci quand même » à la charmeuse de la porte, appeler Nico, lui donner la mauvaise nouvelle, et me remettre au boulot pour découvrir qui a tué Peter Zell.
Mais je connais ma sœur, et je me connais. Je pourrais toujours lui dire ce que je pense, je me retrouverais à revenir ici demain.
Donc, je frappe de nouveau à la vitre, et enfin, le prisonnier se déplie et se lève. Skeve porte un survêtement marron marqué NHNG au pochoir, complément incongru à ses longues mèches de cheveux emmêlés, ces ridicules dreadlocks de Blanc qui lui donnent l’allure d’un coursier à vélo – ce qu’il a été, d’ailleurs, entre autres nombreuses quasi-professions éphémères. Une barbe folle de plusieurs jours couvre ses joues et son menton.
– Henry, me dit-il avec un sourire béat. Comment va, mon frère ?
– Qu’est-ce qui t’arrive, Derek ?
Il hausse les épaules d’un air absent, comme si la question ne le concernait pas vraiment.
– Je suis comme tu me trouves. Je profite de l’hospitalité du complexe militaro-industriel.
Il promène son regard dans la cellule : des murs en béton lisse, une couchette utilitaire au matelas mince, solidement fixée dans un coin, un petit siège de toilettes métallique dans l’autre.
Je me penche en avant, au point que mon visage emplit entièrement la fenêtre.
– Tu peux développer, s’il te plaît ?
– Pas de problème. Mais que veux-tu que je te dise ? J’ai été arrêté par la police militaire.
– Oui, Derek. Je le vois bien, ça. Arrêté pour quoi ?
– Je crois qu’on m’accuse d’avoir conduit un véhicule tout-terrain dans une zone militaire.
– C’est ça, le chef d’accusation ? Ou tu penses que ça l’est ?
– Il me semble que je pense que c’est le chef d’accusation.
Il a un sourire goguenard, et je crois bien que je le giflerais si cela m’était physiquement possible, vraiment.
Je recule de quelques pas, respire profondément pour me calmer, puis regarde ma montre. 10 h 48.
– Alors, Derek ? Est-ce vrai que, va savoir pourquoi, tu conduisais un véhicule tout-terrain sur la base ?
– Je sais plus.
Il ne sait plus. Je le regarde, planté là, toujours narquois. Chez certaines personnes, la frontière est mince entre jouer les imbéciles et en être un.
– Je ne suis pas un policier en ce moment, Derek. Je suis ton ami. (Je m’interromps, recommence.) Je suis l’ami de Nico. Je suis son frère, et je l’aime. Et elle t’aime, c’est pourquoi je suis venu t’aider. Alors commence par le début, et dis-moi exactement ce qui s’est passé.
– Oh, Hank, j’aimerais bien.
Il me parle comme si je lui faisais pitié, comme si mes prières étaient quelque chose de puéril, d’attendrissant.
– Tu aimerais bien ?
C’est du grand n’importe quoi.
– Quand dois-tu être traduit en justice ?
– Aucune idée.
– Tu as un avocat ?
– Sais pas.
– Comment ça, tu ne sais pas ?
Je regarde ma montre. Plus que trente secondes, et j’entends le pas lourd de la réserviste qui revient lentement me chercher. S’il y a une chose à dire sur les militaires, c’est qu’ils ont le sens de la ponctualité.
– Derek, j’ai fait tout ce chemin pour t’aider.
– Je sais, et c’est vraiment sympa de ta part. Mais, bon, je t’ai rien demandé, non plus.
– Non, mais Nico, si, elle m’a demandé de le faire. Parce qu’elle tient à toi.
– Je sais. Elle est géniale, hein ?
– C’est l’heure, monsieur.
La matonne. Je parle à toute vitesse à travers la vitre.
– Derek, je ne peux rien faire pour toi si tu ne me dis pas ce qui se passe.
Son sourire supérieur s’élargit un instant, ses yeux s’embuent de gentillesse, et puis il regagne lentement son lit et s’y étend de tout son long, les mains derrière la tête.
– Je comprends complètement. J’aimerais pouvoir te le dire, Henry. Mais c’est secret.
Et c’est tout. Le temps est écoulé.
J’avais douze ans et Nico seulement six quand nous avons quitté la maison de Rockland pour la ferme de Little Pond Road, à mi-chemin de Penacook. Nathanael Palace, mon grand-père, qui venait de prendre sa retraite après quarante années passées dans la banque, avait toutes sortes de centres d’intérêt : les trains électriques, le tir, la construction de murs en pierre. Dès la préadolescence, j’étais déjà du genre à aimer lire dans mon coin et je me désintéressais à divers degrés de toutes ces activités, mais mon grand-père me forçait à y prendre part. Alors que Nico, qui était une enfant solitaire et anxieuse, se passionnait pour toutes et était rigoureusement ignorée. Un jour, il a acheté une série de maquettes d’avions de la Seconde Guerre mondiale et nous nous sommes installés au sous-sol, tous les trois. Grand-père m’a houspillé pendant une heure, refusant de me libérer tant que je n’avais pas fixé les deux ailes à la carlingue, tandis que Nico, qui était douée pour la mécanique, restait assise dans un coin, les mains serrées sur une poignée de minuscules pièces détachées couleur vert-de-gris, en attendant son tour : d’abord impatiente, puis à bout, puis en larmes.
C’était au printemps, je crois, pas très longtemps après que nous avions emménagé avec lui. Les années se sont écoulées comme ça, pour elle comme pour moi : beaucoup de hauts et de bas.
– Alors, tu vas y retourner ?
– Non.
– Mais pourquoi ? Culverson ne peut pas t’obtenir une autre visite ? Lundi, peut-être.
– Nico.
– Henry.
– Nico.
Je braille presque dans mon téléphone, qui est posé en mode mains libres sur le siège passager. La ligne est très mauvaise, de portable à portable, et la conversation est hachée, ce qui n’arrange pas les choses.
– Nico, écoute-moi.
Mais elle refuse de m’écouter.