– Je suis sûre que vous avez dû mal vous comprendre. Il peut être bizarre, parfois.
– Tu m’étonnes !
Je suis garé dans le parking abandonné qui jouxte les restes du Capitol Shopping Center, lesquels s’étirent sur plusieurs blocs à l’est de Main Street, le long des berges de la Merrimack. Les émeutes de Presidents Day ont réduit en cendres les dernières boutiques qui subsistaient, et désormais il n’y a plus là que quelques tentes éparpillées occupées par des ivrognes et des SDF. C’est là que vivait mon ancien chef scout, M. Shepherd, quand les Coupes-en-Brosse l’ont embarqué pour vagabondage.
– Nico, est-ce que ça va ? Tu manges, au moins ?
– Je vais bien. Tu sais ce que je parie ?
Elle ne va pas bien. Sa voix est rauque, hagarde, comme si elle n’avait fait que fumer depuis la disparition de Derek.
– Je parie qu’il ne voulait rien dire devant les matons, c’est tout.
– Non. Non, Nico.
C’est infernal. Je lui explique avec quelle facilité je suis entré, lui dis qu’il y a très peu de gardes pour surveiller Derek Skeve.
– C’est vrai ?
– Il y a juste une femme. Une réserviste. Ils n’ont rien à faire d’un jeune qui est allé faire un tour sur une base militaire.
– Mais alors, pourquoi tu ne peux pas le sortir de là ?
– Parce que je n’ai pas de baguette magique.
La capacité de déni de Nico, aussi exaspérante que l’obstination obtuse de son mari, est un trait de caractère qu’elle a toujours possédé. Ma sœur est mystique depuis le plus jeune âge, elle a toujours cru fermement aux fées et aux miracles, et son petit esprit étoilé a toujours exigé de la magie. Aussitôt que nous avons été orphelins, elle a refusé d’accepter que cela puisse être réel, et cela m’a mis tellement en colère que je suis parti comme une furie, après quoi je suis revenu en lui criant : « Ils sont morts, tous les deux ! Point ! Fin de l’histoire ! Morts, morts, moooooorts, OK ? Pas d’ambiguïté ! »
C’était à la veillée mortuaire de papa, dans la maison pleine d’amis et d’inconnus bien intentionnés. Nico m’a regardé, plissant ses lèvres en bouton de rose. Le mot ambiguïté passait bien au-dessus de sa petite tête de six ans, mais la sévérité de ma voix ne laissait pas de place au doute. L’assemblée endeuillée a observé le triste petit couple que nous formions.
Et maintenant, le présent : l’époque a changé, mais l’incrédulité de Nico est toujours aussi inébranlable. J’essaie de changer de sujet.
– Nico, toi qui es bonne en maths. Est-ce que le nombre 12,375 veut dire quelque chose ?
– Comment ça, est-ce qu’il veut dire quelque chose ?
– Je ne sais pas, est-ce que c’est comme, euh… pi, ou je ne sais pas…
– Non, Henry, me répond-elle rapidement avant de toussoter. Bon, alors, qu’est-ce qu’on va faire ?
– Nico, allons. Tu m’écoutes, ou quoi ? C’est l’armée, les règles ne sont pas du tout les mêmes. Je ne saurais même pas comment essayer de le sortir de là.
Un SDF sort en titubant de sa tente, et je lui adresse un petit salut en levant deux doigts ; il s’appelle Charles Taylor, nous étions au lycée ensemble.
– Cette chose va tomber du ciel, reprend Nico, elle va nous tomber sur la tête. Je ne veux pas être toute seule chez moi quand ça arrivera.
– Elle ne va pas nous tomber sur la tête.
– Quoi ?
– Tout le monde dit ça, et c’est simplement… c’est arrogant, voilà.
J’en ai ma claque de cette histoire, de toute cette histoire, et je devrais me taire, mais je n’y arrive pas.
– Deux objets se déplacent dans l’espace, sur deux orbites distinctes mais qui se croisent, et à un moment donné, juste une fois, ils seront au même endroit au même moment. Ce truc ne nous « tombe » pas « sur la tête », OK ? Il ne vient pas nous chercher. Il est, c’est tout. Tu comprends ?
Le silence est soudain étonnant, bizarre, et je me rends compte que j’ai dû crier très fort.
– Nico. Pardon. Nico ?
Mais quand elle reparle, c’est d’une toute petite voix.
– Il me manque.
– Je sais.
– Laisse tomber, va.
– Attends.
– Ne t’en fais pas pour moi. Va résoudre ton affaire.
Elle raccroche, et je reste assis dans mon siège, la poitrine tremblante, comme foudroyé.
Bam !
Une série de science-fiction, voilà ce que c’est, Pâles lueurs au loin. Un épisode d’une demi-heure par semaine, et cela fait un tabac depuis Noël. Ici, à Concord, cela passe au Red River, la salle d’art et essai. En gros, cela parle d’un vaisseau de combat intergalactique, le John-Adams, piloté par le général Amelie Cheloweth, incarnée par une bombe atomique nommée Kristin Dallas, qui signe également le scénario et la réalisation. Le John-Adams sillonne les confins de l’Univers, vers l’an 2145. Évidemment, le sous-entendu, subtil à peu près comme un coup de poing dans la figure, est que quelqu’un a réussi à survivre, à prospérer, et que l’espèce humaine se perpétue parmi les étoiles.
Je suis allé voir un épisode, avec Nico et Derek, il y a quelques semaines, le premier lundi de mars. Personnellement, je n’ai pas adoré.
Je me demande si Peter était présent, ce soir-là ? Peut-être seul, peut-être avec J. T. Toussaint.
Je parie qu’il était là.
– Inspecteur Culverson ?
– Oui ?
– Dans quelle mesure peut-on se fier aux chaînes sur les Impala ?
– Dans quelle mesure ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Les chaînes. Sur les voitures. Elles sont solides, non ? Elles tiennent bien, en général ?
Culverson hausse les épaules, absorbé dans son journal.
– J’imagine, oui.
Je suis sur ma chaise, à mon bureau, mes cahiers bleus empilés en un rectangle bien net devant moi, en train d’essayer d’oublier ma sœur, d’avancer dans ma propre vie. Une enquête à mener. Un homme est mort.
– C’est du béton armé, lance McGully depuis son bureau.
Son affirmation est ponctuée par le vacarme des pieds avant de sa chaise retombant au sol. Il s’est acheté un sandwich au pastrami au Works et s’est noué une serviette autour du cou, qui s’étale comme une couverture de pique-nique sur sa panse.
– Elles tiennent bon, toujours, sauf si tu les as mal attachées, poursuit-il. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? T’es parti dans le décor ?
– Oui. Hier après-midi. Je me suis pris un arbre.
McGully mord dans son sandwich. Culverson marmonne un « mon Dieu », mais il ne parle pas de mon accident : il réagit à ce qu’il vient de lire dans le journal. Andreas n’est pas à son bureau. Le radiateur émet des bruits métalliques et éructe des bouffées de vapeur chaude. Dehors, sur l’appui de la fenêtre, la couche de neige fraîche s’épaissit.
– Les fixations ne sont pas évidentes, et il faut bien serrer, continue joyeusement McGully, qui a de la moutarde sur le menton. T’en fais pas pour ça, va.
– Oui. Mais tu sais, j’ai l’habitude de m’en servir. J’ai fait tout un hiver de patrouilles.
– D’accord, mais c’est toi qui équipais ton véhicule, l’hiver dernier ?
– Non.
Culverson, pendant ce temps, pose son journal et regarde par la fenêtre. Je me lève et commence à faire les cent pas.
– Quelqu’un aurait pu les détacher facilement, non ? S’il avait voulu.
McGully renifle avec dédain, puis avale une grosse bouchée.