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– Au garage, ici ?

– Non, à l’extérieur. Pendant que j’étais garé quelque part.

– Tu veux dire… qu’on essaie de te tuer ? me demande-t-il en baissant la voix pour prendre un ton moqueur, faussement sérieux.

– Eh bien… en fait… oui, pourquoi pas.

– En détachant tes chaînes ? Pardon, petit, tu joues dans un film d’espionnage ?

McGully hennit de rire ; des morceaux de pastrami mâché jaillissent de sa grosse bouche et rebondissent sur la serviette, sur le bureau.

– Non.

– Tu es le président ?

– Non.

Il y a eu plusieurs tentatives d’assassinat du président ces trois derniers mois, signe du dérèglement actuel de la société : c’est ça, la blague.

Je regarde Culverson, mais il est toujours plongé dans ses pensées, le regard perdu dans les flocons.

– Bon, petit, reprend McGully. Sans vouloir te vexer, ça m’étonnerait que quelqu’un veuille ta peau. Tout le monde se fout de toi, tu sais.

– Très juste.

– Rien de personnel, hein. Tout le monde se fout de tout.

Culverson se lève d’un coup, jette son journal dans la corbeille.

– Qu’est-ce qui te prend, à toi ? lui demande McGully en se tordant le cou.

– Les Pakistanais. Ils veulent l’atomiser.

– Atomiser quoi ?

– Maïa. Ils ont fait une sorte de proclamation. Ils ne peuvent pas abandonner la survie de leur peuple fier et souverain aux mains des impérialistes occidentaux, et caetera et caetera et caetera.

– Les Pakistanais, hein ? Sans blague ? Je croyais que c’étaient ces connards d’Iraniens qu’il fallait tenir à l’œil sur ce coup-là.

– Non, vois-tu, les Iraniens ont de l’uranium, mais pas de missiles. Ils ne peuvent pas l’expédier là-haut.

– Parce que les Pakis, ils peuvent ?

– Ils ont des missiles.

Je pense à mes chaînes, je sens encore la route tournoyer sous mes roues, me remémore le fracas et le choc de l’impact.

Culverson secoue la tête.

– Et donc, le département d’État leur répond, en gros : « Si vous essayez de l’exploser, on vous explosera d’abord. »

– Comme au bon vieux temps !

– Je me souviens très bien d’avoir vérifié la fixation des chaînes, dis-je, ce qui fait qu’ils tournent tous les deux la tête vers moi. Lundi matin, à la première heure.

– Bon Dieu, Palace !

– Mais, donc, attendez. Imaginons que je sois un assassin. Imaginons qu’un enquêteur soit sur le coup et qu’il, qu’il… (Je m’interromps, conscient que je rougis un peu.)… qu’il se rapproche. Donc, moi, je veux sa mort.

– Oui, fait McGully – et je crois une seconde qu’il est sérieux, mais ensuite il pose son sandwich et se lève lentement avec une expression solennelle. Ou alors, c’est un fantôme !

– Ça va, McGully.

Il s’approche de moi. Son haleine sent les cornichons.

– Non, je ne blague pas. Si c’est le fantôme de ce pendu, et s’il est contrarié que tu veuilles faire croire qu’il s’est fait descendre, il essaie de te faire peur pour que tu abandonnes l’enquête.

– OK, McGully, on a compris. Je ne crois pas que ce soit un fantôme.

Culverson a ressorti le Times de la corbeille à papier, il relit l’article.

– Ouais, tu dois avoir raison, lâche alors McGully en retournant à son bureau pour terminer son déjeuner. T’as dû oublier de bien fixer les chaînes.

* * *

Une autre blague favorite de mon père était celle qu’il sortait chaque fois que quelqu’un demandait pourquoi nous vivions à Concord, alors qu’il travaillait à St. Anselm’s, à une demi-heure d’ici, tout près de Manchester. Il prenait un air incrédule et répondait : « Parce que c’est Concord, voyons ! », comme si l’explication se suffisait à elle-même, comme s’il parlait de Londres ou de Paris.

Cette plaisanterie est devenue un classique entre Nico et moi à l’âge de l’adolescence maussade et jamais contente de rien, qui n’a jamais vraiment pris fin pour Nico. Pourquoi est-ce qu’on ne trouvait pas un endroit où manger un steak correct après 21 heures ? Pourquoi toutes les autres villes de Nouvelle-Angleterre avaient un Starbuck, et pas nous ?

Parce que c’est Concord, voyons !

Mais la véritable raison pour laquelle mes parents sont restés, c’est le travail de ma mère. Elle bossait à l’accueil du commissariat central de Concord : installée derrière la vitre blindée du hall, elle recevait les visiteurs, acceptait calmement les doléances des ivrognes, des vagabonds et des délinquants sexuels, commandait un gâteau en forme de semi-automatique chaque fois qu’un inspecteur donnait un pot de départ à la retraite.

Son salaire représentait peut-être la moitié des revenus de mon père, mais elle avait déjà ce travail avant de rencontrer Temple Palace, et elle l’avait épousé à la condition expresse qu’ils restent à Concord.

Il disait « parce que c’est Concord, voyons ! » pour amuser la galerie, mais au fond il se fichait de l’endroit où il vivait. Il aimait énormément ma mère et tout ce qui comptait pour lui, c’était d’être avec elle : elle était là, l’explication.

* * *

Nous sommes vendredi, tard, pas loin de minuit. Les étoiles luisent sourdement à travers une nappe de nuages gris. Assis sous le porche arrière, je contemple le terrain laissé en friche, les anciennes terres agricoles qui longent ma rangée de maisons.

Je suis là, à me répéter que j’ai été honnête avec Nico et que je ne peux rien faire de plus.

Mais elle a raison, malheureusement. Je l’aime, et je n’ai pas envie qu’elle meure toute seule. Pour être exact, je n’ai pas envie qu’elle meure du tout, mais ça non plus, je n’y peux pas grand-chose.

Les bureaux sont fermés depuis longtemps, mais je rentre et compose quand même le numéro sur la ligne fixe. Quelqu’un décrochera. Ce bureau-là n’a jamais été de ceux qui ferment pendant la nuit et le week-end, et je suis sûr que depuis l’astéroïde ses horaires se sont encore élargis.

– Allô ? fait une voix, tranquille et mâle.

– Oui, bonsoir. (Je renverse la tête en arrière, inspire un grand coup.) Je voudrais parler à Alison Koechner.

* * *

Samedi matin, je vais courir, huit kilomètres suivant un itinéraire excentrique de mon invention : je monte à White Park, rejoins Main Street, puis rentre en longeant Rockingham, la sueur coulant sur mon front et se mêlant à la légère averse de neige. J’ai les jambes un peu lourdes à cause de l’accident de voiture, et la poitrine un peu oppressée, mais il m’est agréable de courir au grand air.

D’accord. Il se peut que j’aie oublié de bien fixer une des chaînes sur les pneus, bien sûr, je peux le concevoir. J’allonge la foulée, pris d’impatience. J’ai peut-être oublié d’en fixer une. Mais les quatre ?

En rentrant, j’allume mon téléphone portable et découvre que j’ai deux barres de réseau, et que j’ai raté un appel de Sophia Littlejohn.

– Oh, non ! fais-je entre mes dents en appuyant sur la touche de la boîte vocale.

Je suis sorti trois quarts d’heure, une heure au maximum, et c’est la première fois que j’éteignais mon téléphone depuis une semaine, la première fois depuis que j’ai posé les yeux sur le corps de Peter Zell dans les toilettes du McDo pirate.

– Pardon d’avoir tardé à vous rappeler, me dit Mme Littlejohn sur le répondeur, d’une voix neutre et ferme. (Je coince le téléphone entre tête et épaule, ouvre mon cahier bleu, fais cliqueter un stylo.) Mais c’est que je ne vois pas bien quoi vous dire.