Et là, comme ça, elle se met à parler : un message de quatre minutes qui ne fait que récapituler ce que son mari m’a raconté chez eux mercredi matin. Son frère et elle n’ont jamais été proches. Il a très mal réagi à l’astéroïde, s’est plus que jamais renfermé, détaché. Elle est bien sûr déçue qu’il ait fait le choix de se suicider, mais pas étonnée.
– Et donc, inspecteur, je vous remercie pour votre diligence et votre attention.
Elle se tait, quelques secondes de silence s’ensuivent, je crois que le message est terminé, mais ensuite on entend un murmure d’encouragement derrière elle – le beau mari Erik –, et elle ajoute :
– Ce n’était pas quelqu’un d’heureux, inspecteur. Je tiens à ce que vous sachiez que je tenais à lui. Cet homme était triste, et il s’est tué. Merci de ne plus me rappeler.
Bip. Fin du message.
Je tambourine du bout des doigts sur les carrelages irréguliers du comptoir de ma cuisine, pendant que la sueur chaude de l’exercice physique devient glacée sur mon front. Dans son message, Sophia Littlejohn n’a pas fait mention de la lettre de suicide avortée, si c’est bien ce dont il s’agissait – Chère Sophia. Pourtant, j’en ai parlé à son mari, et on peut parier sans grand risque qu’il lui en a fait part.
Je la rappelle sur la ligne fixe. Chez elle, puis sur son portable, puis au travail, puis de nouveau chez elle.
Peut-être qu’elle ne répond pas parce qu’elle ne reconnaît pas le numéro, si bien que je réessaie partout depuis mon portable, sauf qu’à la moitié du deuxième appel je perds toutes les barres, pas de réseau, plus rien que du plastique mort, et je balance cette saleté d’appareil à travers la pièce.
Cela ne se voit pas dans les yeux des gens, pas par ce temps : les bonnets de laine sont tirés bien bas, les visages tournés vers le trottoir couvert de neige fondue. Mais cela transparaît dans leur allure, cette manière lasse de marcher en traînant les pieds. On devine ceux qui n’iront pas jusqu’au bout. Ici, un futur suicidé. En voilà un autre. Celui-ci ne tiendra pas le coup. Cette femme, celle qui marche bien droite, le menton haut : elle, elle va résister, faire de son mieux, prier quelqu’un ou quelque chose, jusqu’à la fin.
Sur le mur de l’ancien immeuble de bureaux, le graffiti : mensonges mensonges rien que des mensonges.
Je rejoins le Somerset à pied pour prendre un dîner solitaire du samedi soir, en célibataire, et je fais un détour pour passer devant le McDonald’s de Main Street. Je lorgne le parking désert, le flux des piétons qui entrent et ressortent avec leurs sacs en papier fumants. Sur le côté du bâtiment, une benne à ordures noire dont le contenu déborde masque en partie l’entrée latérale. Je reste là un moment en me mettant dans la peau d’un tueur. J’ai ma voiture – elle a un moteur converti pour l’huile végétale, à moins que j’aie réussi à dégoter un demi-réservoir d’essence.
J’ai un corps dans le coffre.
J’attends patiemment minuit, une heure. Bien après le coup de feu, mais avant l’afflux des clients tardifs sortant des bars. Le restaurant est à peu près vide.
Tranquillement, tout en surveillant le parking mal éclairé, j’ouvre le coffre et j’en sors mon ami ; je l’appuie contre moi et j’avance avec lui, cahin-caha, imitant une paire d’ivrognes se soutenant l’un l’autre. Je dépasse la benne à ordures et entre par le côté, directement dans le petit couloir qui mène aux toilettes des hommes. Je pousse le verrou. Retire ma ceinture…
Lorsque j’entre au Somerset, Ruth-Ann me salue du menton et me sert directement un grand café. Dylan chante dans la cuisine, et Maurice l’accompagne d’une voix forte sur « Hazel ». Repoussant la carte, j’étale mes cahiers bleus autour de moi. Je passe et repasse en revue les faits que j’ai réunis pour l’instant.
Peter Zell est mort il y a cinq jours.
Il travaillait dans les assurances.
Il avait la passion des mathématiques.
Il était obsédé par l’arrivée de l’astéroïde, rassemblait les informations et suivait sa course dans le ciel, en apprenant tout ce qu’il pouvait. Il conservait ces documents dans une boîte marquée « 12,375 », pour une raison que je ne comprends pas encore.
Son visage. Il est mort avec des bleus au visage, au-dessous de l’œil droit.
Il n’était pas proche de sa famille.
Il n’avait apparemment qu’un ami, un homme appelé J. T. Toussaint, qu’il avait adoré enfant puis décidé, pour des raisons connues de lui seul, de recontacter.
Je reste assis pendant une heure devant mon dîner, à lire et relire mes notes en parlant tout seul, balayant de la main les volutes de fumée qui m’arrivent des tables voisines. À un moment donné, Maurice sort de la cuisine, en tablier blanc, les mains sur les hanches, et considère mon assiette avec une réprobation sévère.
– Y a un problème, Henry ? me dit-il. Une coccinelle dans tes œufs, peut-être ?
– Je n’ai pas très faim, c’est tout. Ne le prends pas mal.
– Bah, tu sais que je déteste gaspiller la nourriture, me répond-il avec un tremblement de rire dans la voix, qui fait que je relève les yeux, sentant venir une chute. Mais ce n’est pas la fin du monde !
Maurice, écroulé de rire, retourne dans sa cuisine.
Je sors mon portefeuille, compte lentement trois billets de dix pour l’addition, et rajoute un bon pourboire. Le Somerset doit se plier au contrôle des tarifs sous peine de fermeture, si bien que j’essaie toujours de compenser ainsi.
Puis je ramasse mes cahiers et les fourre dans la poche intérieure de mon blazer.
En gros, je ne sais rien.
4
– Palace ?
– Mmm, oui ? (Je bats des paupières, me racle la gorge, renifle.) Qui est-ce ?
Mes yeux trouvent le réveil. 5 h 42. Dimanche matin. Apparemment, le monde a décidé que je ferais mieux de suivre le plan de Victor France : ne pas dormir, pas de temps à perdre. Le calendrier de l’avent… des damnés.
– C’est Trish McConnell, inspecteur Palace. Désolée de vous réveiller.
– C’est pas grave. Qu’est-ce qui se passe ?
Je bâille, m’étire. Il y a des jours que je n’ai pas parlé avec McConnell.
– C’est juste que… Comme je vous le disais, je regrette de vous déranger. Mais j’ai le téléphone de votre victime.
Dix minutes plus tard, elle est chez moi – petite ville, pas d’embouteillages –, et nous sommes assis à ma table de cuisine bancale, qui bouge chaque fois que l’un d’entre nous soulève ou repose son café.
– Je n’arrivais pas à oublier la scène de crime. Je ne pouvais pas m’empêcher d’y penser sans cesse, me dit McConnell, en uniforme de pied en cap, la fine rayure grise descendant le long de son pantalon bleu.
Son expression est intense, concentrée : cette femme a une histoire à raconter.
– Oui, dis-je à mi-voix. Moi pareil.
– Tout sonnait un peu faux, vous voyez ce que je veux dire ?
– Tout à fait.
– Surtout l’absence de téléphone. Tout le monde en a un. Tout le temps. Surtout par les temps qui courent. Pas vrai ?
– Si, exact.
Sauf la femme de Denny Dotseth.
– Donc. (McConnell marque une pause, lève un doigt pour renforcer son effet, et un fin sourire commence à étirer les commissures de ses lèvres.) J’étais au milieu de mon service il y a deux nuits, dans le secteur 7, et ça m’est tombé dessus. Ce type, quelqu’un lui a piqué son téléphone.
Je hoche la tête comme un grand sage, tâchant de donner l’impression que j’ai envisagé cette possibilité et que je l’ai rejetée pour une raison supérieure, conforme à mon grade d’inspecteur, alors qu’en fait je pourrais me gifler car j’avais à peu près complètement oublié la question du téléphone.