Il n’y a plus non plus de vrais 7-Eleven ni de Dunkin’ Donuts. Il y a encore de vrais Paneras, mais le couple de propriétaires de la chaîne a eu une illumination spirituelle et embauché dans la plupart des restaurants des coreligionnaires, si bien que ça ne vaut plus trop le coup d’y aller, à moins de vouloir entendre la Bonne Nouvelle.
Je fais signe à McConnell d’approcher et lui apprends, ainsi qu’à Michelson, que nous allons traiter ce cas comme une mort suspecte. J’essaie d’ignorer le haussement de sourcils sarcastique de Ritchie. McConnell, de son côté, hoche gravement la tête et ouvre son calepin à une page vierge. Je donne mes ordres à mes agents : McConnell doit finir de collecter les dépositions, puis localiser et informer la famille de la victime. Michelson, lui, restera à côté de la porte pour garder la scène jusqu’à ce que quelqu’un du bureau de Fenton vienne chercher le corps.
– Compris, dit McConnell en refermant son calepin.
– C’est toujours mieux que bosser, lâche Michelson.
– Allons, Ritchie. Un homme est mort.
– Ouais, ouais, Stretch. Tu l’as déjà dit.
Je leur fais un salut réglementaire, prends congé d’un hochement de tête, puis m’arrête net, une main sur la poignée de la porte donnant sur le parking, car une femme approche d’un pas pressé entre les voitures. Elle porte un bonnet de laine rouge mais pas de manteau, pas de parapluie contre les bourrasques chargées de neige, comme si elle était sortie en courant de quelque part pour venir ici, ses fines chaussures de bureau glissant sur la neige fondue du parking. Puis elle me repère, voit que je la regarde, et je capte l’instant où elle comprend que je suis de la police. Alors, son front se plisse d’inquiétude, elle tourne les talons et elle s’en va à la hâte.
Je m’éloigne vers le nord sur State Street au volant de ma Chevrolet Impala de fonction, en roulant avec précaution sur le demi-centimètre de verglas qui couvre la chaussée. Les rues adjacentes sont entièrement bordées de véhicules garés, d’autos abandonnées dont le pare-brise se charge de tas de neige. Je passe devant le Capitol Center for the Arts, élégantes briques rouges et larges baies vitrées, jette un coup d’œil dans le coffee shop bondé que quelqu’un a ouvert de l’autre côté de la rue. Il y a une longue file d’attente devant Collier’s, le magasin de bricolage – ils ont dû recevoir un arrivage. Des ampoules électriques. Des pelles. Des clous. Un gamin en âge d’être au lycée, juché sur une échelle, barre des prix et en inscrit de nouveaux au marqueur noir sur un panneau en carton.
Quarante-huit heures, voilà ce que je pense. La plupart des affaires de meurtre qui sont élucidées le sont dans les quarante-huit heures après la perpétration du crime.
Ma voiture est seule sur la route, et les piétons tournent la tête pour me regarder passer. Un clochard est adossé à la porte condamnée de White Peak, une firme de courtage en hypothèques et d’immobilier commercial. Un petit troupeau d’adolescents traîne devant le local d’un distributeur de billets en faisant tourner un joint ; l’un d’eux, qui arbore un bouc cradingue, souffle langoureusement la fumée dans l’air froid.
À l’angle de State et Blake Street, étalé sur ce qui fut un immeuble de bureaux sur deux niveaux, un graffiti de près de deux mètres de haut : mensonges mensonges rien que des mensonges.
Je m’en veux d’avoir été dur avec Ritchie Michelson. La vie était déjà pénible pour les agents au moment où j’ai reçu ma promotion, et je suis sûr que les quatorze semaines qui ont suivi n’ont rien arrangé. Certes, les flics ont un emploi stable et font partie des gens les mieux payés du pays, de nos jours. Et certes, le taux de criminalité de Concord, dans la plupart des catégories, n’est pas délirant par rapport à la même époque l’an dernier, à quelques notables exceptions près ; conformément à la loi Sécurité et Stabilisation en Préparation de l’Impact, il est désormais illégal de fabriquer, vendre ou acquérir une arme à feu, quelle qu’elle soit, sur le territoire des États-Unis, et ce n’est pas une loi facile à appliquer, surtout dans le New Hampshire.
Pourtant, dans les rues, dans les yeux las de la population, on perçoit à tout moment un potentiel de violence, et pour un agent de patrouille en service actif, tout comme pour un soldat en guerre, ce potentiel de violence vous use lentement. Par conséquent, si j’étais Ritchie Michelson, je serais forcément un peu crevé, un peu vidé, et il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je fasse une remarque désagréable de temps en temps.
Le feu rouge de Warren Street fonctionne, et, bien que je sois policier, bien qu’il n’y ait pas d’autres voitures au carrefour, je m’arrête et tambourine des doigts sur le volant en attendant qu’il passe au vert. Je regarde au loin à travers le pare-brise et repense à cette femme, celle qui était pressée et n’avait pas de manteau.
– Tout le monde a entendu la nouvelle ? demande l’inspecteur McGully, volumineux et tapageur, les mains en porte-voix. On a la date.
– Quoi, « on a la date » ? fait l’inspecteur Andreas en se levant d’un coup de sa chaise pour le regarder d’un air abasourdi. On l’a déjà, la date. Tout le monde la connaît, cette foutue date.
La date que nous connaissons tous est le 3 octobre, dans six mois et onze jours, jour où une boule de carbone et de silicates de 6,5 km de diamètre entrera en collision avec la Terre.
– Pas la date à laquelle la grosse boulette va atterrir, précise McGully en brandissant un exemplaire du Concord Monitor. La date où les génies nous diront où elle va frapper.
– Ouais, j’ai vu ça, dit l’inspecteur Culverson, installé à son propre bureau avec son propre journal – il lit le New York Times, lui. C’est le 9 avril, je crois.
Mon bureau à moi se trouve au fond de la pièce, près de la poubelle et du petit frigo. Mon calepin ouvert devant moi, je revois mes observations sur la scène de crime. Ce calepin est en réalité un cahier bleu, comme ceux qui servent aux étudiants lorsqu’ils passent des examens. Mon père était professeur, et à sa mort, nous avons trouvé au grenier près de vingt-cinq boîtes de ces fins cahiers couleur œuf-de-merle. Je m’en sers encore.
– Le 9 avril ? C’est bientôt. (Andreas se renfonce dans son fauteuil, puis reprend ses derniers mots d’une voix lugubre.) Vraiment bientôt.
Culverson secoue la tête et soupire, cependant que McGully glousse. Voilà ce qui reste de la PJ de Concord, brigade criminelle : quatre clampins dans une pièce. Entre le mois d’août dernier et aujourd’hui, nous avons connu trois départs en retraite anticipée, une disparition aussi soudaine qu’inexpliquée, plus l’inspecteur Gordon, qui s’est cassé la main en procédant à une interpellation pour violence domestique, s’est mis en arrêt maladie et n’est jamais revenu. Cette vague de défections a été insuffisamment compensée par la promotion, début décembre, d’un agent de patrouille. Moi. L’inspecteur Palace.
Nous sommes plutôt bien lotis, question effectifs. La brigade des mineurs ne compte plus que deux officiers, Peterson et Guerrera. Celle de la cybercriminalité a été carrément supprimée, à dater du 1er novembre.
McGully ouvre le Monitor d’aujourd’hui et commence à lire à haute voix. De mon côté, je pense à l’affaire Zell en étudiant mes notes. Aucune trace de violence ou de lutte//téléphone ?//Ligature : ceinture, boucle dorée.
Une ceinture noire en élégant cuir italien, marquée en creux : « B&R ».
– « La date cruciale sera le 9 avril, d’après les astronomes du Centre d’astrophysique Harvard-Smithsonian de Cambridge (Massachusetts). Ces experts, ainsi que des légions d’astronomes, d’astrophysiciens et d’amateurs passionnés qui suivent l’approche régulière de Maïa, l’énorme astéroïde anciennement appelé 2011GV1 »…