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– Vous pensez que c’est le tueur qui l’a pris ?

Elle secoue la tête, et sa queue-de-cheval serrée se balance de droite et de gauche.

– Non, Hank. Inspecteur. Il avait encore son portefeuille sur lui, m’avez-vous dit. Son portefeuille et ses clés. Si on l’avait tué pour le dépouiller, on aurait tout pris, pas vrai ?

– Alors il a peut-être été tué uniquement pour le téléphone. Il contenait quelque chose ? Un numéro. Une photo. Un document quelconque ?

– Je ne crois pas.

Je me lève pour aller poser nos tasses sur le comptoir, ce qui fait une fois de plus vaciller la table.

– Alors je me dis : ce n’est pas l’assassin qui l’a pris, c’est quelqu’un sur place, continue McConnell. Quelqu’un, dans ce McDo, a pris le téléphone dans la poche du mort.

– C’est un délit grave, de voler un cadavre.

– Oui. Mais il faut analyser les risques.

Je relève la tête du comptoir, où j’étais en train de vider la cafetière dans nos tasses.

– Pardon ?

– Disons que je suis un citoyen lambda. Je ne suis ni SDF ni fauché, puisque je me trouve dans un restaurant, un matin, en semaine.

– D’accord.

– J’ai un boulot, mais je suis payé une misère. Si je peux fourguer un portable à un receleur de métaux, quelqu’un qui revend le cadmium, je me ferai un bon paquet. Assez pour tenir un mois ou deux, peut-être même pour arrêter de travailler jusqu’à la fin. C’est une incitation, du moins j’ai un bon pourcentage de chances d’y gagner une rétribution intéressante.

– Oui, sans aucun doute.

J’aime sa manière de procéder.

– Je suis donc là, au McDo, et on attend la police. Je calcule que j’ai dix pour cent de chances de me faire prendre.

– Alors que les flics se pointent sur la scène ? Vingt-cinq pour cent.

– L’un d’entre eux est Michelson. Dix-huit pour cent.

– Quatorze.

Elle rit. Moi aussi, mais en même temps je pense à mon père, à Shakespeare, à J. T. Toussaint : la motivation repensée à l’aune des temps nouveaux.

– Mais si vous vous faites prendre, cela veut dire pas de remise de peine, pas d’habeas, c’est-à-dire cent pour cent de chances de mourir en prison.

– Bah, je suis jeune, je suis téméraire, fait-elle, toujours imprégnée de son personnage. Je décide de risquer le coup.

– D’accord, j’écoute, dis-je, touillant toujours mon café. Qui a piqué le téléphone ?

– C’est le gamin. Le jeune qui était au comptoir.

Je le revois immédiatement, le jeune dont elle me parle : cheveux gras, longs dans la nuque, visière remontée, cicatrices d’acné, regardant tour à tour le patron haï et les flics honnis. Son sourire narquois nous hurle : Je vous ai bien baisés, bande de connards, pas vrai ?

– Le petit fumier !

McConnell est rayonnante. Elle est entrée dans la police en février de l’an dernier, ce qui veut dire qu’elle a eu, quoi ? quatre mois de service actif avant que quelqu’un prenne un manche de pioche pour massacrer la tronche de la planète.

– Je prends ma radio, j’informe la Régulation que je quitte mon secteur – tout le monde s’en fiche un peu, vous savez bien – et je fonce droit vers ce McDo. J’entre, et aussitôt que le gamin voit ma tête, il met les bouts. Il saute par-dessus le comptoir, prend la porte, traverse le parking, file dans la neige, et moi je me dis : « Pas aujourd’hui, mon ami. Pas aujourd’hui. »

Je ris.

– Pas aujourd’hui.

– Je sors mon arme et je le prends en chasse.

– C’est pas vrai !

– Si.

C’est fabuleux. L’agent McConnell, avec son mètre cinquante-cinq, ses quarante kilos toute mouillée, vingt-huit ans, mère célibataire de deux petits. Et la voilà debout, qui marche de long en large dans ma cuisine en faisant de grands gestes.

– Il entre dans le petit square qu’il y a là-bas. Je veux dire qu’il file comme le Bip-Bip de Vil Coyote, dérapant sur les graviers, dans la gadoue de neige et tout. Alors moi, je gueule : « Police ! On ne bouge plus, enfoiré ! »

– Vous n’avez quand même pas crié : « On ne bouge plus, enfoiré ! »

– Si. Parce que vous savez, Palace, c’était l’occasion ou jamais. C’était ma dernière chance de cavaler derrière un coupable en braillant : « On ne bouge plus, enfoiré. »

McConnell a passé les menottes au gamin, l’a bien enfoncé dans la neige sale du terrain de jeux de West Street, comme ça, toute seule, et il a craché le morceau. Il avait refilé le téléphone à une vieille dame aux cheveux bleus appelée Beverly Markel, qui tient une boutique de bric-à-brac dans le local condamné d’un ancien garantisseur de cautions, pas loin du tribunal du comté. Markel est une receleuse d’or, elle amasse les pièces et les lingots, mais elle fait aussi un peu de prêt sur gages. McConnell a remonté la piste : Beverly avait déjà revendu le téléphone, à un gros idiot nommé Konrad, lequel collectionne les batteries de téléphone lithium-ion pour communiquer avec les extraterrestres qui, croit-il, vont arriver de la galaxie d’Andromède pour embarquer l’espèce humaine sur une flottille de vaisseaux de sauvetage. McConnell est allée voir Konrad, et comme elle lui a bien fait comprendre qu’elle n’était pas une visiteuse de l’espace mais de la PJ, c’est à regret qu’il lui a tendu le téléphone – lequel, par miracle, était encore intact.

J’accueille cette spectaculaire conclusion par un long sifflement admiratif et une salve d’applaudissements, tandis que McConnell sort de sa poche le gros lot et le fait glisser entre nous deux sur la table : c’est un fin smartphone noir, design et luisant. Il est de la même marque et du même modèle que le mien, et pendant un bref instant de confusion j’ai l’impression que c’est bien le mien, que pour une raison inconnue Peter Zell est mort en possession du téléphone de l’inspecteur Henry Palace.

Je prends l’appareil en main et apprécie son poids frais et lisse dans ma paume. C’est un peu comme tenir un des organes de Zell : un rein, ou un lobe du cerveau.

– Eh bien, agent McConnell, voilà du beau boulot de policier.

Elle baisse les yeux sur ses mains, puis relève la tête vers moi, et c’est tout, notre affaire est conclue. Nous restons là dans ce confortable silence matinal, deux humains encadrés par l’unique fenêtre d’une petite cuisine blanche, tandis que le soleil se bat pour apparaître à travers les nuages bas et gris qui se gonflent d’humidité. J’ai une assez belle vue, de cet endroit-là, surtout au petit matin : un joli bosquet de pins, les terres agricoles derrière, des traces de chevreuil qui dansent dans la neige.

– Vous ferez un grand enquêteur un jour, agent McConnell.

– Oh, je sais, je sais.

Elle me décoche un sourire et finit son café d’un trait.

* * *

En allumant le téléphone, je tombe tout de suite sur un fond d’écran personnalisé qui représente Kyle Littlejohn, le neveu de Peter Zell, en action sur la glace, le visage recouvert d’un énorme masque de hockey, les coudes pointés sur les côtés.

Le petit doit être terrifié, me dis-je, et je ferme les yeux pour chasser cette pensée. Ne te disperse pas. Reste concentré sur l’objectif.

Ma première observation est que sur la période de trois mois couverte par la liste des « appels récents », deux appels ont été passés au numéro enregistré sous le nom de Sophia Littlejohn. Dont un, dimanche dernier à 9 h 45 du matin, qui a duré douze secondes : juste assez pour qu’il soit tombé sur sa boîte vocale ou, mettons, qu’elle ait décroché, reconnu sa voix et raccroché. L’autre appel, de treize secondes, date de lundi, le jour de sa mort, à 11 h 30.