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Mon cahier bleu est ouvert devant moi et j’y inscris ces observations et réflexions, la pointe de mon stylo grattant rapidement la page, tandis qu’en bruit de fond ma cafetière gargouille pour une seconde tournée.

Ma deuxième observation est qu’il y a eu sept conversations, au cours de cette même période de trois mois, avec le contact intitulé « JTT ». La plupart le lundi, dans l’après-midi, peut-être pour fixer un rendez-vous afin d’aller voir Pâles lueurs au loin. Le dernier appel, entrant, long d’une minute quarante, date de lundi dernier à 13 h 15.

Intéressant… intéressant… très intéressant. Merci encore, agent McConnell.

Mais c’est ma troisième observation qui me fait vraiment battre le cœur et qui me cloue à ma chaise, téléphone en main, indifférent aux bips-bips impérieux de la cafetière, les yeux rivés sur l’écran, les pensées s’entrechoquant dans ma tête. Car il y a là un numéro sans nom, que Peter Zell a appelé pendant vingt-deux secondes à vingt-deux heures, le soir de sa mort.

Et un appel de quarante-deux secondes à vingt-deux heures précises la veille au soir.

Je fais de nouveau défiler la liste, mes doigts volant sur l’écran, de plus en plus vite. Tous les soirs, le même numéro. Vingt-deux heures. Appel sortant. De moins d’une minute. Tous les soirs sans exception.

Le téléphone de Peter capte le réseau ici, deux barres, comme le mien. J’appelle le numéro mystère, et quelqu’un décroche au bout de deux sonneries.

– Allô ?

La voix est comme embrumée, chuchotante, perplexe – ce qui est tout à fait compréhensible. On ne reçoit pas tous les jours des appels du téléphone d’un mort.

Mais je la reconnais sur-le-champ.

– Mademoiselle Eddes ? Ici l’inspecteur Henry Palace, de la PJ de Concord. Désolé, mais je crois que nous allons devoir bavarder encore un peu.

* * *

Elle est en avance, mais je le suis encore plus qu’elle, et en me voyant qui l’attends, Mlle Eddes vient droit sur moi. Je me lève à demi – le fantôme de mon père est présent dans ce petit geste rituel de politesse –, et elle se glisse sur la banquette en face de moi. Et là, avant même de me rasseoir complètement, je lui dis que j’apprécie qu’elle soit venue, et qu’elle doit me raconter tout ce qu’elle sait sur Peter Zell et sur les circonstances entourant sa mort.

– Eh bien dites-moi, vous n’y allez pas par quatre chemins, commente-t-elle à mi-voix en s’emparant de l’épaisse carte plastifiée pour consulter le menu.

– En effet, mademoiselle.

Sur quoi je lui ressors mon speech de gros dur qui ne rigole pas, sur le fait qu’elle doit me dire tout ce qu’elle sait. Elle m’a menti, a omis des choses, et je tâche de lui faire comprendre clairement que de telles omissions ne seront pas tolérées. Naomi Eddes me considère, les sourcils levés. Elle a un rouge à lèvres sombre, les yeux noirs et immenses. La courbe blanche de son crâne.

– Et si je ne le fais pas ? demande-t-elle en consultant la carte, pas perturbée pour deux sous. Si je ne vous dis rien, je veux dire.

– Voyez-vous, mademoiselle Eddes, vous êtes un témoin essentiel. (J’ai répété ce discours plusieurs fois ce matin, tout en espérant que je n’aurais pas à le réciter.) Étant donné les informations que j’ai désormais en ma possession, c’est-à-dire le fait que vos coordonnées sont abondamment présentes dans le téléphone de la victime…

J’aurais dû répéter encore plus ; ce genre de numéro est bien plus facile à faire avec Victor France.

– … et étant donné que vous m’avez volontairement tu cette information, la dernière fois que nous nous sommes parlé… de fait, j’ai de quoi vous embarquer.

– M’embarquer ?

– En détention, oui. En accord avec la loi de l’État. La loi fédérale aussi. Code criminel révisé du New Hampshire, article… (Je prends un sachet de sucre dans la petite boîte au centre de la table.) … Il faudra que je regarde quel article.

Cette fois, elle hoche la tête avec solennité.

– D’accord. Compris.

Elle sourit et je me détends, mais elle n’a pas terminé.

– En détention pour combien de temps ?

Je baisse les yeux, détourne la tête. J’annonce la mauvaise nouvelle au sachet de sucre.

– Pour le… pour le temps qu’il reste.

– Donc, autrement dit, si je ne commence pas à tout déballer là, tout de suite, vous allez me jeter dans une oubliette sinistre et m’y laisser jusqu’à ce que Maïa atterrisse et que le monde sombre dans la nuit noire. C’est bien ça, inspecteur Palace ?

Je fais oui de la tête sans répondre, relève les yeux et découvre qu’elle sourit toujours.

– Eh bien, inspecteur, je doute que vous fassiez une chose pareille

– Et pourquoi donc ?

– Parce que je crois que vous êtes un peu amoureux de moi.

Je ne vois pas du tout ce que je peux répondre à cela, vraiment, mais mes mains s’activent frénétiquement sur la bordure de ce sachet de sucre. Ruth-Ann arrive, remplit ma tasse et prend la commande de Mlle Eddes, qui veut un thé glacé sans sucre. Ruth-Ann regarde avec sévérité le petit tas de sucre que j’ai laissé sur sa table et s’en retourne vers la cuisine.

– Mademoiselle Eddes, lundi matin vous m’avez dit que vous n’étiez pas très proche de Peter Zell. Il apparaît maintenant que ce n’était pas exact.

Elle pince les lèvres, souffle un peu.

– On pourrait commencer par autre chose, je vous prie ? Vous ne vous demandez pas pourquoi je suis chauve ?

– Non.

Je tourne une page de mon cahier bleu et commence à lire à voix haute : « Inspecteur Palace : Vous êtes l’assistante de direction de M. Gompers ? Mlle Eddes : Je vous en prie. Secrétaire. »

– Vous avez tout noté ?

Elle est en train de déballer ses couverts et joue distraitement avec sa fourchette.

– « Inspecteur Palace : Connaissiez-vous bien la victime ? Mlle Eddes : Pour être tout à fait franche, je ne suis pas sûre que j’aurais remarqué son absence. Comme je vous l’ai dit, nous n’étions pas très proches. »

Je pose mon cahier, me penche à travers la table, lui prends les couverts des mains tel un parent attentionné.

– Si vous n’étiez pas très proches, pourquoi vous appelait-il tous les soirs, mademoiselle Eddes ?

Elle me reprend sa fourchette.

– Comment pouvez-vous ne pas me demander pourquoi je suis chauve ? Vous pensez que j’ai un cancer ?

Je me gratte la moustache.

– Non, madame. Je pense, étant donné la longueur et la courbe de vos cils, que vous avez naturellement les cheveux épais et longs. Je pense que vous avez jugé que, la fin du monde arrivant, cela ne valait plus le coup de perdre du temps à les entretenir, les laver, les démêler, les coiffer, et autres gestes typiquement féminins.

Elle me regarde, passe une main sur son crâne.

– C’est très bien vu, inspecteur Palace, bravo.

– Merci. Maintenant, parlez-moi de Peter Zell.

– Commandons d’abord.

– Mademoiselle Eddes.

Elle lève les mains, paumes ouvertes, implorante.

– S’il vous plaît.

– D’accord. On va commander.

Parce que je sais, maintenant, qu’elle va parler. Quoi qu’elle m’ait caché, elle va me le livrer, je le sens, ce n’est plus qu’une question de temps, et je commence à ressentir ce puissant frisson nerveux, comme un doux bourdonnement d’anticipation contre mes côtes, comme lors d’un rencard avec une fille, quand on sait qu’il y aura un baiser – peut-être plus –, qu’il n’y a plus qu’à attendre un peu.