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Eddes commande le club sandwich.

– Un bon choix, ma chère, l’approuve Ruth-Ann.

Je prends l’omelette trois œufs avec le toast au pain complet. Ruth-Ann me fait sèchement remarquer qu’il y a autre chose à manger que des œufs.

– Bien, dis-je. Nous avons commandé.

– Encore une minute. Parlons de vous. Quel est votre chanteur préféré ?

– Bob Dylan.

– Livre préféré ?

Je bois une gorgée de café.

– En ce moment, je lis Gibbon. L’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain.

– D’accord. Mais votre préféré ?

– Watchmen. C’est une BD des années 1980.

– Je connais.

– Pourquoi Peter Zell vous appelait-il tous les soirs à dix heures précises ?

– Pour vérifier que sa montre était à l’heure.

– Mademoiselle Eddes.

– Il était accro à la morphine.

– Quoi ?

J’observe son profil, car elle s’est tournée vers la fenêtre, et je suis abasourdi. C’est comme si elle venait de me dire que Peter Zell était chef indien ou général dans l’armée soviétique.

– Accro à la morphine ?

– Oui. Je crois que c’était la morphine. Un opiacé, en tout cas. Mais plus… plus maintenant… enfin évidemment, puisqu’il est mort… mais je veux dire…

Elle s’arrête : elle a perdu le fil, et elle secoue la tête, reprend plus lentement.

– Pendant un moment, l’an dernier, il a été accro à quelque chose, et puis il a arrêté.

Elle continue de parler, et je continue d’écouter, notant chacune de ses paroles, alors même qu’une partie affamée de mon esprit s’envole dans un coin en serrant contre elle cette nouvelle information – accro à la morphine, un opiacé, pendant un moment – et commence à la mâchonner, à en goûter la moelle, à se demander comment la digérer. À se demander si elle est vraie.

– Zell n’était pas porté sur les excitants, comme vous avez pu le découvrir, me dit Eddes. Pas d’alcool. Pas de drogue. Pas de tabac, même. Rien.

– Tout à fait.

Peter jouait à Donjons et Dragons. Peter rangeait ses céréales par ordre alphabétique. Il répartissait des données actuarielles dans des tables, les analysait.

– Et puis l’été dernier, avec tout ce qui se passait, je suppose qu’il a eu envie de changer un peu les choses. (Elle a un sourire triste.) Changer de style de vie. Il m’a raconté tout ça plus tard, au fait. Je n’étais pas dans la confidence de son processus de décision quand il commencé.

J’écris « l’été dernier » et « style de vie ». Des tas de questions me brûlent les lèvres, mais je me force à garder le silence, à rester sans bouger, à la laisser parler, maintenant qu’elle a commencé.

– Enfin bref, apparemment, ce flirt avec les substances illicites, ça ne s’est pas très bien passé pour lui. Ou plutôt, ça s’est très bien passé au début, puis très mal. C’est ce qui arrive en général, vous savez ?

Je hoche la tête comme si je savais, mais tout ce que je sais, je l’ai appris pendant ma formation de flic ou dans des films. Pour ma part, je suis comme Peter : une bière de temps en temps, à la rigueur. Pas de joints, pas de clopes, pas d’alcool. Toute ma vie durant. Le futur policier maigrichon de seize ans que j’étais attendait dans le restaurant, avec une édition en poche de La Stratégie Ender, pendant que ses potes tiraient sur un bong en céramique violette dans le parking avant de revenir en rigolant se glisser sur la banquette – sur cette banquette même. Je ne sais pas trop pourquoi. Ça ne m’a jamais tellement intéressé, c’est tout.

Nos commandes arrivent, et Eddes se tait un instant pour démanteler son sandwich et former trois tas : les légumes ici, le pain là, le bacon sur le bord de l’assiette. Intérieurement, je tremble en pensant à ces nouvelles pièces qui tombent du ciel, en tâchant de les attraper et de ranger chaque brique à la place qui lui revient, comme dans ce vieux jeu vidéo.

L’astéroïde. La boîte à chaussures.

La morphine.

J. T. Toussaint.

12,375. Douze virgule trois cent soixante-quinze quoi ?

Sois attentif, Henry. Tends l’oreille. Vois où cela te mène.

– Au cours du mois d’octobre, Peter a arrêté de se droguer.

Eddes parle en gardant ses grands yeux fermés, la tête renversée en arrière.

– Pourquoi ?

– Je ne sais pas.

– D’accord.

– Mais il souffrait.

– Du manque.

– Oui. Et de ses efforts pour le cacher. Et de ne pas y arriver.

Je note toujours, en essayant de reconstituer la chronologie. Le vieux Gompers, avec sa voix noyée de gin et d’un puissant malaise, expliquant comment Peter a pété les plombs au travail, hurlé après cette fille. Le déguisement d’astéroïde. Le soir d’Halloween.

Eddes parle toujours.

– Se débarrasser de la morphine, ce n’est pas facile – c’est presque impossible, en fait. Alors, je lui ai proposé mon aide. Je lui ai dit qu’il fallait qu’il reste un peu chez lui, et que je l’aiderais.

– D’accord…

Une semaine ? m’a dit Gompers. Deux ? Je le croyais parti pour de bon, mais il a fini par revenir, sans donner d’explications, et il est redevenu égal à lui-même.

– Tout ce que j’ai fait, c’est passer le voir en allant au bureau tous les jours. Le midi, parfois. Je m’assurais qu’il avait ce qu’il fallait, je lui apportais une couverture propre, de la soupe, ce genre de choses. Il n’avait pas de famille. Pas d’amis.

Mais, ajoute-t-elle, la semaine d’avant Thanksgiving, Peter était debout, encore faible sur ses jambes mais prêt à reprendre le travail, à se remettre aux données d’assurance.

– Et les coups de fil quotidiens ?

– Eh bien, c’est le soir que c’est le plus dur, et il était seul. Tous les soirs, il me faisait signe. Pour que je sache qu’il allait bien, et que lui sache que quelqu’un attendait d’entendre sa voix.

– Tous les soirs ?

– J’ai eu un chien, à une époque. C’était bien plus contraignant.

Je réfléchis à cette réponse, en regrettant qu’elle ne sonne pas complètement juste.

– Pourquoi m’avoir dit que vous n’étiez pas très proches ?

– Parce que c’est vrai. Avant l’automne dernier, avant tout ça, on ne s’était jamais vraiment parlé.

– Alors pourquoi vous donner tant de mal pour ce type ?

Elle baisse les yeux, tourne la tête.

– Je devais le faire. Il souffrait.

– D’accord, mais cela fait quand même beaucoup de temps et d’efforts. Surtout en ce moment.

– Précisément. Surtout en ce moment.

Elle ne détourne plus les yeux ; elle me regarde fixement, les pupilles étincelantes, comme si elle me mettait au défi de rejeter la possibilité d’une motivation aussi farfelue : la simple bonté humaine.

– Et les bleus ?

– Sous son œil ? Je ne sais pas. Il est arrivé comme ça il y a quinze jours en disant qu’il était tombé dans un escalier.

– Vous l’avez cru ?

Elle a un petit haussement d’épaules.

– Comme je vous l’ai dit…