– Vous n’étiez pas très proches.
– Voilà.
À ce moment-là, j’éprouve l’étrange et puissant désir de tendre les bras à travers la table, prendre ses mains dans les miennes, lui dire que ça va aller, que tout va s’arranger. Mais je ne peux pas faire ça, hein ? Car ça ne va pas aller. Je ne peux pas lui dire que tout va bien parce que tout ne va pas bien, et aussi parce que j’ai encore une question à poser.
– Naomi, dis-je, et ses yeux étincellent parce qu’elle sait que je ne l’avais encore jamais appelée par son prénom. Que faisiez-vous là-bas ce matin-là ?
L’étincelle s’éteint ; ses traits se tendent, son teint pâlit. Je regrette d’avoir posé la question. Je voudrais qu’on puisse rester là tranquillement, deux personnes qui commandent des desserts.
– Il en parlait. Au téléphone, le soir, surtout vers le mois de décembre. Il avait arrêté la drogue, je le crois sincèrement, mais il était encore… il n’était pas complètement heureux. D’un autre côté, personne ne l’est. Complètement heureux. Comment pourrait-on l’être ?
– Certes. Mais, bon, il parlait du McDonald’s ?
– Oui. Il me disait : « Tu connais cet endroit ? Si je devais me tuer, c’est là que je le ferais. Non mais regarde un peu cet endroit. »
Je ne réponds rien. Ailleurs dans le restaurant, des cuillers tintent contre des tasses à café. La conversation mélancolique des autres gens.
– Alors, dès que j’ai vu qu’il n’arrivait pas au bureau, je suis allée au McDo. Je le savais. Je savais qu’il y serait.
De la radio de Maurice, dans la cuisine, nous parviennent les premiers accords de Mr. Tambourine Man.
– Tiens ! fait Naomi. C’est Dylan, ça, non ? Vous l’aimez, celle-là ?
– Non. Je n’aime que le Dylan des seventies et le Dylan post-années 1990.
– C’est ridicule.
Je hausse les épaules. Nous écoutons un instant. Nous écoutons un instant la musique. Elle prend une bouchée de tomate.
– Mes cils, hein ?
– Eh oui.
Tout cela est probablement faux.
Il est presque certain que cette femme me raconte des bobards, cherche à m’embrouiller pour des raisons que j’ignore encore.
D’après tout ce que j’ai appris, l’idée que Peter Zell ait goûté à une drogue dure – sans compter la difficulté de la dégoter et de l’acheter, étant donné la rareté et les prix astronomiques de ces substances, ainsi que la sévérité des peines s’appliquant à cet achat selon le Code criminel post-Maïa –, il n’y a pas plus d’une chance sur un million. D’un autre côté, ne faut-il pas que même cette chance sur un million soit la bonne de temps en temps, faute de quoi il n’y aurait pas de chance du tout ? C’est ce que tout le monde dit. Les statisticiens dans les émissions télévisées, les scientifiques témoignant devant le Congrès, tous ceux qui s’efforcent d’expliquer, tous ceux qui cherchent désespérément à donner un sens à cette histoire. Oui, c’était extrêmement improbable. Une probabilité statistique proche de zéro. Mais la forte improbabilité d’un événement donné ne vaut plus rien, dès lors que cet événement survient quand même.
Quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’elle m’ait menti. C’est comme ça, j’ignore pourquoi. Je ferme les yeux et je la revois en train de me parler, ses grands yeux noirs sont fermes et tristes, elle les baisse vers ses mains, la bouche immobile et décidée, et pour je ne sais quelle folle raison, je me dis qu’elle était sincère.
La question de Peter Zell et de la morphine décrit une lente ellipse dans ma tête, et s’approche peu à peu de l’autre fait nouveau qui y gravite aussi : son penchant pour le McDonald’s comme lieu de suicide. Et alors, inspecteur ? On l’a tué, et son assassin a déposé son corps pour qu’on le trouve, par coïncidence, précisément à cet endroit ? Quelles sont les chances pour que ça arrive ?
La neige a changé de texture, ce sont maintenant de gros flocons qui tombent lentement, presque un par un, chacun ajoutant son poids aux tas qui jonchent le parking.
– Ça va, Hank ? s’enquiert Ruth-Ann tout en glissant dans son tablier, sans la regarder, la monnaie que j’ai laissée sur la table.
Je secoue lentement la tête, regarde le parking par la fenêtre, soulève ma tasse pour prendre une dernière gorgée de café.
– Je sais pas. J’ai l’impression de ne pas être fait pour cette époque.
– J’en suis pas si sûre, petit, me répond-elle. Moi, je pense que tu es peut-être le seul qui soit taillé pour.
Je me réveille à quatre heures du matin, émergeant de je ne sais quel rêve abstrait dans lequel il y a des pendules, des sabliers et des roues de la Fortune, et je n’arrive pas à me rendormir, car soudain ça y est, je tiens une pièce du puzzle, je tiens quelque chose.
Je m’habille, blazer et pantalon, je fais chauffer du café, je glisse mon semi-automatique de service dans son holster.
Les mots tournent en rond dans ma tête, décrivant un grand cercle lent : quelles sont les probabilités ?
J’aurai du pain sur la planche quand le jour se lèvera.
Il faut que j’appelle Wilentz. Il faut que j’aille à Hazen Drive.
Je regarde la lune, grosse, lumineuse et froide, et j’attends l’aube.
5
– Excusez-moi ? Bonjour, bonjour. J’aurais besoin que vous fassiez une analyse pour moi.
– Oui, bon. On est là pour ça. Une seconde, d’accord ?
– J’en ai besoin tout de suite.
– Je viens de vous dire « une seconde », non ?
Ça, c’est l’assistant d’assistant contre qui Fenton m’a mis en garde, l’individu qui fait désormais tourner le labo d’État de Hazen Drive. Il est jeune, débraillé et en retard au boulot, et il me dévisage comme s’il n’avait jamais vu un policier de sa vie. Il traîne les pieds jusqu’à son bureau et m’indique d’un geste vague une rangée de chaises en plastique orange, mais je décline.
– Il faut que ce soit fait immédiatement.
– Mais c’est pas vrai ! Une seconde, je vous dis.
Il tient à la main un sac de donuts, taché de graisse dans le fond, et il a les yeux rouges, le menton pas rasé, visiblement la gueule de bois.
– Alors ?
– J’arrive à peine ! Il est dix heures du matin !
– Il est onze heures moins le quart. J’attends depuis neuf heures.
– Oui, bah, c’est la fin du monde, vous savez.
– En effet, j’ai entendu ça.
Ce soir, cela fera une semaine que Peter Zell a été tué, et j’ai enfin un angle d’attaque. Un élément. Une idée. Mes mains tambourinent sur le bureau du toxicologue pendant qu’il se laisse lourdement tomber sur sa chaise à roulettes, la bouche ouverte, après quoi je dépose mon prélèvement sur son bureau. Un flacon de sang rouge sombre extrait du cœur de Peter Zell, que j’ai pris ce matin dans le fond de mon freezer et enfermé dans ma boîte à déjeuner isotherme.
– Nan mais attendez, c’est même pas étiqueté ! (Le fonctionnaire élève le flacon dans la lumière blafarde de l’halogène.) Y a pas de date, rien. Ça pourrait tout aussi bien être du sirop de chocolat.
– Ce n’en est pas.
– D’accord, mais on n’est pas dans la procédure, là, monsieur l’inspecteur.
– C’est la fin du monde, dis-je, ce qui m’attire un regard haineux.
– Faut que ce soit étiqueté, et qu’il y ait une demande officielle. Ça vient de qui, ça ?