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– Pitié, gémit Andreas, triste et furieux, en bondissant de nouveau pour rejoindre à grands pas le bureau de McGully. (Andreas est petit, agité, âgé d’une petite quarantaine d’années, mais doté d’une épaisse tignasse de boucles noires et serrées, comme un chérubin.) On sait ce que c’est que Maïa. Est-ce qu’il reste une personne sur la planète qui ne connaît pas déjà tout ça par cœur ?

– Calmos, mon pote, le rembarre McGully.

– Mais ça m’exaspère qu’ils nous rabâchent les mêmes infos à chaque fois. On dirait qu’ils veulent vraiment nous fourrer le nez dedans.

– C’est normal, c’est une règle journalistique, intervient Culverson.

– Eh bien, c’est insupportable

– N’empêche que c’est comme ça.

Culverson sourit. Il est le seul membre afro-américain de la brigade criminelle. De fait, il est le seul membre afro-américain de la police de Concord, et parfois surnommé avec amour « le seul Noir de Concord », même si c’est inexact.

– Bon, d’accord, je saute le passage, concède McGully en tapotant l’épaule du pauvre Andreas. « Les scientifiques ont… » gna gna… « quelques désaccords, à présent en grande partie résolus, quant à… » gna gna gna. Ah, voilà : « À cette date en avril, à seulement cinq mois et demi de la collision, les points de déclinaison et d’ascension droite seront déterminés avec une précision suffisante pour localiser le point d’impact à vingt-cinq kilomètres près. »

Sur la fin de la phrase, la voix de McGully s’assourdit un peu, son timbre de baryton s’adoucit, et il pousse un long sifflement bas.

– Vingt-cinq bornes.

Un silence s’ensuit, pendant lequel on n’entend plus que les petits cliquetis du radiateur. Andreas, debout devant le bureau de McGully, contemple le journal, les poings serrés le long de son corps. Culverson, dans son coin douillet, s’empare d’un crayon et se met à tracer de longues lignes sur une feuille de papier. Je ferme mon cahier bleu, renverse la tête en arrière, et fixe le regard sur un point au plafond, non loin du plafonnier en verre cannelé.

– Voilà, c’était l’essentiel, m’sieurs dames, lâche McGully, remis de son émotion, en refermant le journal avec emphase. Après, ça ne parle plus que des réactions, ce genre de choses.

– Des réactions ? glapit Andreas, agitant les mains avec colère dans la direction du journal. Quel genre de réactions ?

– Bah, tu vois, quoi. Le Premier ministre canadien qui dit : « Hé, les gars, espérons que ça tombe sur la Chine », se marre McGully. Et le président chinois : « Écoutez, les Canadiens, sans vouloir vous vexer, on n’est pas du même avis. » Tu vois le tableau. Du blabla, tout ça.

Andreas pousse un grognement dégoûté. J’observe plus ou moins la scène, mais pendant ce temps je réfléchis, les yeux toujours rivés sur le plafonnier. Un type entre dans un McDo en pleine nuit et se pend dans les chiottes pour handicapés. Un type entre dans un McDo, on est en pleine nuit…

Culverson tend sa feuille de papier en l’air avec solennité pour nous montrer un schéma simple, avec des lignes et des colonnes.

– Les paris sont officiellement lancés dans la police de Concord, annonce-t-il, parfaitement pince-sans-rire. Je vous écoute.

J’aime bien l’inspecteur Culverson. Cela me plaît qu’il s’habille encore comme un vrai inspecteur. Aujourd’hui, il porte un costume trois-pièces avec une cravate à reflets métallisés et une pochette assortie. Beaucoup de gens, par les temps qui courent, se laissent complètement aller. Andreas, par exemple, est vêtu en ce moment même d’un tee-shirt à manches longues et d’un jean informe, McGully d’un sweat aux couleurs des Washington Redskins.

– S’il faut mourir, conclut Culverson, au moins extorquons d’abord quelques dollars à nos frères et sœurs agents de patrouille.

Andreas regarde autour de lui, visiblement mal à l’aise.

– D’accord, mais… comment veux-tu qu’on prévoie à l’avance ?

– Prévoir ? (McGully lui tape sur la tête avec le Monitor plié.) Banane ! Tu veux dire : comment on récolte ?

– Bon, je commence, annonce Culverson. Je prends l’océan Atlantique pour cent dollars tout rond.

– Quarante sur la France, grogne McGully en fouillant dans son portefeuille. Ça leur fera les pieds, à ces connards.

Culverson apporte son diagramme jusqu’à moi et le fait glisser sur mon bureau.

– Et toi, Ichabod Crane ? T’en penses quoi ?

– Euh… fais-je distraitement, pensant toujours à ces vilaines lésions sur la joue du mort.

Quelqu’un a assené à Peter Zell un coup de poing en pleine figure, et fort, dans un passé récent mais pas trop. Il y a deux semaines, peut-être ? Trois semaines ? Le docteur Fenton me dira ça.

Culverson attend, les sourcils levés.

– Inspecteur Palace ?

– C’est difficile à dire, tu vois ? Dites, les gars, où est-ce que vous achetez vos ceintures ?

Andreas regarde sa taille, puis relève les yeux, comme si c’était une question piège.

– Nos ceintures ? Je ne mets que des bretelles.

– Moi, dans une boutique qui s’appelle Humphrey’s, dit Culverson. À Manchester.

– C’est Angela qui m’achète les miennes, ajoute McGully, qui est passé au cahier sport, renversé en arrière, les pieds sur son bureau. Qu’est-ce qui te prend, Palace ?

Ils me regardent tous, maintenant.

– Je bosse sur une affaire. Le corps qu’on a trouvé ce matin, au McDo.

– Je croyais que c’était un pendu.

– On va appeler ça un décès suspect pour l’instant.

– « On » ? reprend Culverson, qui sourit et semble me jauger.

Andreas est toujours devant le bureau de McGully, les yeux rivés sur la une du journal, une main plaquée sur le front.

– La ligature, dans cette affaire, était une ceinture noire, dis-je. Classieuse. « B&R » gravé sur la boucle.

– Belknap & Rose, diagnostique Culverson. Non mais attends, tu comptes enquêter pour meurtre ? C’est pas franchement discret, comme endroit, pour buter quelqu’un.

– Belknap & Rose, exactement. Parce que tu vois, à part ça, ce que la victime avait sur le dos ne cassait pas trois pattes à un canard : costard marron banal, en prêt-à-porter, vieille chemise avec des auréoles sous les bras, chaussettes dépareillées. Et en plus, il portait une ceinture, marron, cheap. Mais la ligature : cuir véritable, coutures main.

– D’accord. Eh bien, il est allé chez B&R s’acheter une belle ceinture pour mettre fin à ses jours.

– Et voilà ! intervient McGully en tournant une page.

Je me lève.

– Ah oui ? Mettons que je m’en vais me pendre, et que je suis un type ordinaire, je vais au boulot en costard, j’ai sans doute plusieurs ceintures chez moi. Pourquoi est-ce que je ferais vingt minutes de bagnole pour aller à Manchester, dans une boutique pour hommes ultrachic, m’acheter une ceinture spéciale suicide ? (Voilà que je fais les cent pas, penché en avant, devant le bureau, en me lissant la moustache.) Pourquoi pas… enfin vous voyez, quoi, juste une des nombreuses ceintures que j’ai déjà chez moi ?

– Va savoir, lâche Culverson.

– Et, plus important, ajoute McGully en bâillant, qu’est-ce qu’on en a à secouer ?