– C’est ça, dis-je en me rasseyant et en reprenant mon cahier bleu. Bien sûr.
– T’es un extraterrestre, Palace. Tu le sais, au moins ? me lance McGully, qui, d’un seul geste fluide, chiffonne le cahier sport et me le lance à la tête. Je te jure, on dirait que tu débarques d’une autre planète.
2
Il y a un très vieux monsieur au guichet de l’immeuble Water West, et il me regarde en battant des paupières, lentement, comme s’il venait de s’éveiller d’une sieste, ou de la tombe.
– Vous avez rendez-vous avec quelqu’un dans le bâtiment ?
– Non, monsieur. Je suis de la police.
Le gardien porte une chemise sérieusement froissée et sa casquette de vigile est déformée, la pointe enfoncée. La matinée n’est pas encore terminée, et pourtant le hall gris a quelque chose de crépusculaire ; des poussières dérivent mollement dans la pénombre.
– Je suis l’inspecteur Henry Palace. (Je sors mon insigne, il ne le regarde pas, ne s’y intéresse pas une seconde, et je le range soigneusement.) Je travaille à la brigade criminelle de la PJ de Concord et je m’intéresse à un décès suspect. Il faut que j’aille voir les bureaux de la société Merrimack Life and Fire.
Il tousse.
– Toute façon, vous mesurez combien, mon gars ? Un mètre quatre-vingt-dix ?
– Par là, oui.
En attendant l’ascenseur, je m’imprègne du hall obscur : une énorme plante en pot, large et lourde, gardant un des angles ; un paysage des White Montains sans vie au-dessus d’une rangée de boîtes à lettres en laiton ; le vigile centenaire qui m’observe depuis sa guérite. Voilà précisément ce que voyait mon assureur tous les matins, c’est là que commençait son existence professionnelle, jour après jour. Quand la porte de l’ascenseur s’ouvre en grinçant, je renifle un petit coup l’air confiné. Rien ne vient contredire la thèse du suicide, dans ce hall.
Le boss de Peter Zell s’appelle Theodore Gompers. C’est un personnage blafard à grosses bajoues, en costume de lainage bleu, qui ne montre aucun étonnement quand je lui annonce la nouvelle.
– Zell, hein ? Ah, c’est moche. Je vous sers quelque chose à boire ?
– Non merci.
– Vous avez vu ce temps !
– Eh oui.
Nous sommes dans son bureau, et il sirote du gin dans un large verre carré en se frottant le menton de la paume, d’un air absent, le regard perdu dans la neige qui s’abat sur Eagle Square, de l’autre côté d’une grande fenêtre.
– Beaucoup de gens disent que c’est à cause de l’astéroïde, toute cette neige. Vous avez entendu ça, vous aussi, non ? (Il a un débit tranquille de ruminant, les yeux toujours rivés sur la rue.) Mais ce n’est pas vrai. Ce bazar est encore à quatre cent cinquante millions de kilomètres d’ici, à l’heure qu’il est. Pas assez proche pour affecter la météo, et ça ne risque pas d’arriver.
– Eh non.
– Du moins jusqu’à l’après, évidemment. (Il soupire, tourne lentement la tête vers moi d’un air bovin.) Les gens ne comprennent pas réellement, vous savez ?
– Je n’en doute pas, dis-je en attendant patiemment, cahier bleu et stylo en main. Pouvez-vous me parler de Peter Zell ?
Gompers prend une petite gorgée de gin.
– Y a pas grand-chose à dire, en fait. C’était un actuaire-né, pour sûr.
– Un actuaire-né ?
– Ouais. Moi, j’ai commencé du côté actuariel, diplômé en statistique et tout. Mais je suis passé à la vente, et puis à un moment j’ai bifurqué un peu par hasard vers le management, et j’y suis resté. (Il ouvre les mains pour indiquer tout le bureau, et m’envoie un sourire blême.) Mais Peter, lui, n’allait nulle part. Ce n’est pas forcément méchant, ce que je dis, mais il n’allait nulle part.
Je hoche la tête en griffonnant des notes, pendant que Gompers poursuit de sa voix faible et creuse. Il apparaît que Zell était une sorte de génie des maths actuarielles : il montrait une capacité presque surnaturelle à analyser de longues colonnes de données démographiques pour en tirer des conclusions précises quant au risque et à la rétribution. Il était aussi d’une timidité presque pathologique, d’après ce que j’entends : il se déplaçait les yeux rivés au sol, marmonnait des « bonjour » et des « ça va » quand il n’avait pas le choix, s’installait au fond de la salle lors des réunions d’équipe en regardant ses mains.
– Et dès la fin de ces réunions, il était toujours le premier à sortir, me dit Gompers. On sentait qu’il était bien plus heureux à son bureau, en train de travailler avec sa calculatrice et ses classeurs de statistiques, qu’avec le reste de l’humanité.
Je note à tout-va, hochant la tête avec empathie pour encourager Gompers à continuer, et je me rends compte que je commence à beaucoup l’aimer, ce type, ce Peter Anthony Zell. Ça me plaît, quelqu’un qui a l’amour du travail bien fait.
– Mais ce qu’il y a, avec Zell, c’est que toute cette folie n’a jamais paru trop l’affecter. Même au début, même quand tout a commencé.
Gompers incline la tête en arrière, vers la fenêtre, vers le ciel, et je devine que lorsqu’il dit « quand tout a commencé », il veut parler du début de l’été dernier, le moment où l’astéroïde est entré sérieusement dans la conscience de tous. La science l’avait repéré dès avril, mais pendant les deux premiers mois, il n’était apparu que dans la presse poubelle ou dans les titres rigolos de la page d’accueil de Yahoo. « La Mort venue du ciel ? » ou « Le Ciel nous tombe sur la tête ! », ce genre de choses. Pour la plupart des gens, c’est début juin que la menace est devenue réelle : c’est là que le risque d’impact est monté à cinq pour cent ; c’est à ce moment-là que la circonférence de Maïa a été évaluée : entre 4,5 et 7 kilomètres.
– Donc, vous vous souvenez : il y a des gens qui perdent la boule, des gens qui pleurent à leur bureau. Mais Zell, comme je vous ai dit, il garde simplement la tête baissée et fait son boulot. On dirait que l’astéroïde arrive pour tout le monde sauf pour lui.
– Et plus récemment ? Pas de changement dans ce comportement ? Des signes de dépression ?
– Eh bien… Vous savez quoi ? Attendez.
Il se tait soudain, plaque une main sur sa bouche et plisse les yeux, comme s’il s’efforçait de distinguer quelque chose de sombre et flou, très loin de lui.
– Monsieur Gompers ?
– Oui oui, je… Pardon, j’essaie de me souvenir de quelque chose.
Ses yeux se ferment lentement, une seconde, puis se rouvrent d’un coup, et pendant un instant je m’inquiète pour la fiabilité de mon témoin : je me demande combien de verres de gin il a déjà dégustés ce matin.
– Il y a bien eu un incident.
– Un incident ?
– Oui. Nous avions une comptable, Theresa. Elle est venue le jour d’Halloween déguisée en astéroïde.
– Ho ?
– Je sais. C’est tordu, hein ? (Mais ce souvenir le fait sourire.) C’était juste un grand sac-poubelle noir avec le numéro, vous savez, deux-zéro-un-un-G-V-un, sur une étiquette. Ça nous a presque tous fait rire, certains plus que d’autres. Mais Zell, comme ça, sans crier gare, ça l’a rendu fou. Il s’est mis à brailler et à hurler après cette fille, en tremblant de tous ses membres. C’était terrifiant, d’autant plus que, comme je vous le disais, il était si calme d’habitude. Enfin bon, il s’est excusé, mais le lendemain il n’est pas venu travailler.
– Combien de temps a-t-il été absent ?
– Une semaine ? Deux ? Je le croyais parti pour de bon, mais il a fini par revenir, sans donner d’explications, et il est redevenu égal à lui-même.