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– Pas de l’essence, me dit le vigile. Plutôt de l’huile de friture, à l’odeur.

Je hoche la tête avec ardeur, fais un pas, me lisse la moustache du plat de la main.

– M. Zell est-il monté dans le véhicule de son plein gré, ou non ?

– Eh bien, personne ne l’a poussé, si c’est ce que vous voulez dire. Et je n’ai pas vu d’arme à feu ni rien du genre.

Je sors mon cahier, prépare mon stylo.

– À quoi ressemblait-il ?

– C’était un Ford haute performance, un vieux modèle. Pneus Goodyear dix-huit pouces, pas de chaînes. Il fumait à l’arrière, vous savez, cette vilaine fumée d’huile végétale.

– Très bien. Vous avez relevé un numéro de plaque ?

– Pas du tout.

– Et vous avez observé le conducteur ?

– Eh non. Pouvais pas savoir que j’aurais une raison de le faire. (Il cligne des yeux, amusé, je crois, par mon enthousiasme.) Mais il était costaud. Ça, j’en suis assez sûr. Le genre gros balèze.

Je hoche la tête en écrivant à toute vitesse.

– Et vous êtes certain que c’était un pick-up rouge ?

– Absolument. Un pick-up rouge, taille moyenne, plateau standard. Avec un grand drapeau peint du côté conducteur.

– Quel drapeau ?

– Quel drapeau ? Américain, me répond-il avec embarras, comme s’il refusait de reconnaître l’existence de tout autre drapeau.

Je prends des notes sans rien dire pendant une minute, de plus en plus vite, mon stylo grinçant dans le silence du hall, pendant que le vieillard m’observe, tête penchée, le regard lointain, comme si j’étais un objet exposé dans une vitrine de musée. Puis je le remercie, range mon cahier bleu et mon stylo, et sors sur le trottoir tandis que la neige tombe sur la brique rouge et le grès du centre-ville, et je reste là une seconde, à tout contempler dans ma tête, comme si c’était un film : l’homme timide et maladroit dans son costard chiffonné, grimpant sur le siège passager d’un pick-up rutilant au moteur modifié pour se mettre en route vers les dernières heures de son existence.

3

Il y avait un rêve que je faisais assez régulièrement, une ou deux fois par semaine, vers l’époque de mes douze ans.

Dans ce rêve, je voyais la silhouette imposante de Ryan J. Ordler, perpétuel chef de la police de Concord, éternel déjà à l’époque, que dans la vraie vie je croisais tous les étés au Pique-Nique convivial de la Famille et des Amis, où il m’ébouriffait gauchement les cheveux et me lançait une pièce de cinq cents à tête de bison, comme il le faisait avec tous les enfants présents. Dans le rêve, donc, Ordler est au garde-à-vous, en grand uniforme. Il tient une bible sur laquelle je pose ma main droite, la paume sur la couverture et je répète après lui, prêtant serment d’appliquer et protéger la loi, après quoi il me présente solennellement mon arme, mon insigne, et je lui fais un salut militaire qu’il me retourne, et la musique s’élève – il y a de la musique dans le rêve – et voilà, je suis inspecteur.

Dans la vraie vie, par un matin d’un froid pénétrant, à la fin de l’année dernière, en rentrant à 9 h 30 d’une longue nuit de patrouille dans le secteur 1, j’ai trouvé dans mon casier un petit mot manuscrit me convoquant dans le bureau de l’adjointe responsable de l’administration. Je me suis arrêté dans la salle de pause, me suis passé de l’eau sur le visage, et j’ai grimpé l’escalier quatre à quatre. L’adjointe en question, à l’époque, était le lieutenant Irina Paul, qui assumait ce poste depuis un peu plus de six semaines, après le départ brutal du lieutenant Irvin Moss.

– Bonjour, madame, dis-je. Vous vouliez me voir ?

– Oui, me répond-elle, levant les yeux un instant avant de les baisser à nouveau sur ce qui est posé devant elle : un gros classeur noir portant la mention us department of justice au pochoir. Accordez-moi une seconde, je vous prie.

– Bien sûr.

Je regarde autour de moi, et là une autre voix, profonde et rocailleuse, s’élève du fond du bureau :

– Petit.

C’est le chef Ordler, en uniforme mais sans cravate, le col ouvert, plongé dans la pénombre devant l’unique fenêtre de la petite pièce, robuste comme un chêne. Une vague de frissons me traverse, mon dos se redresse.

– Bonjour, monsieur.

– Bien, jeune homme, reprend le lieutenant Paul – à ces mots, le chef a un tout petit hochement de menton, très doux, et incline la tête vers l’adjointe pour me faire signe d’être attentif. Alors. Vous avez été impliqué dans un incident, il y a deux nuits, au sous-sol.

– Que… Oh.

Je pique un fard et commence à m’expliquer :

– Un des nouveaux… Enfin, je devrais dire, des tout nouveaux… (Moi-même, je ne suis dans la police que depuis seize mois.) Un des nouveaux, donc, a amené un suspect qu’il voulait boucler pour outrage. Un vagabond. Un individu sans domicile fixe, je veux dire.

– Je vois.

Elle a un rapport d’incident devant elle, et ça ne me dit rien de bon. Voilà que je transpire, je suis en nage dans ce bureau froid.

– Et il s’est montré – l’agent, je veux dire – verbalement agressif envers le suspect, d’une manière que j’ai jugée déplacée et contraire aux règles de conduite de nos services.

– Et vous avez pris sur vous d’intervenir. De, voyons… (Elle feuillette les fines pages en papier pelure du rapport d’incident.) … de réciter le règlement sur un ton agressif et menaçant.

– Ce ne sont pas les termes que j’emploierais.

Je jette un coup d’œil au chef, mais il regarde le lieutenant Paul : c’est elle qui mène la danse. Je continue :

– Seulement voyez-vous, il se trouve que je connais ce monsieur – pardon, je devrais dire : l’interpellé. Duane Shepherd, homme blanc, cinquante-cinq ans. (Son regard pendant que je lui parle, ferme mais distant, dépassionné, me déstabilise, tout comme la présence silencieuse du chef.) M. Shepherd était mon chef scout quand j’étais petit. Et il a été contremaître d’une équipe d’électriciens, à Penacook, mais je suppose qu’il a connu des revers. Avec la récession.

– Officiellement, dit-elle à mi-voix, je crois que c’est une dépression.

– Oui, madame.

Elle consulte une fois de plus le rapport d’incident. Elle semble épuisée.

Cette conversation a eu lieu début décembre, pendant la froide période d’incertitude. Le 17 septembre, l’astéroïde est entré en conjonction avec le Soleil : trop proche de l’astre pour être observé, pour que l’on puisse faire de nouveaux relevés. Si bien que la probabilité de collision, qui avait augmenté régulièrement depuis avril – trois pour cent, puis dix, puis quinze –, est restée bloquée, en fin d’automne et début d’hiver, à cinquante-trois pour cent. L’économie mondiale, qui n’allait déjà pas fort, s’est encore dégradée, énormément dégradée. Le 12 octobre, le président a cru bon de signer la première série de lois SSPI, autorisant un important transfert de fonds fédéraux vers les sections de police régionales. À Concord, cela s’est traduit ainsi : un afflux de jeunes, plus jeunes que moi, dont certains venaient de laisser tomber le lycée, tous envoyés en vitesse dans une sorte de camp d’entraînement faisant office d’académie de police. En privé, McConnell et moi les appelons les Coupes-en-Brosse, parce qu’ils ont tous la même coupe, la même bouille de bébé, le même regard froid, le même air fanfaron.