L’incident avec M. Shepherd, à vrai dire, n’était pas ma première prise de bec avec mes nouveaux collègues.
Le chef se racle la gorge, et Irina Paul s’adosse à son siège, contente de lui passer le relais.
– Petit, écoute. Il n’y a pas une personne dans ce bâtiment qui ne veuille pas de toi. C’est avec fierté que nous t’avons accueilli au service des patrouilles, et sans les circonstances actuelles…
– Monsieur, j’étais major de ma promotion à l’académie, dis-je, conscient que je parle fort et que je viens de couper la parole au chef Ordler, mais incapable de me taire. Je fais preuve d’une assiduité parfaite, zéro entorse au règlement, zéro plainte de citoyens, que ce soit avant ou après Maïa.
– Henry, souffle le chef avec douceur.
– Je crois pouvoir dire que j’ai la confiance implicite de la Régulation.
– Jeune homme ! m’arrête le lieutenant Paul d’un ton tranchant, en levant une main. Je crois que vous avez mal compris la situation.
– Madame ?
– Vous n’êtes pas viré, Palace. Vous êtes promu.
Le chef Ordler s’avance dans un rai de soleil qui entre par la fenêtre.
– Nous pensons, au vu des circonstances et de vos talents particuliers, que vous seriez mieux dans un fauteuil là-haut.
Je le regarde bouche bée. Je cherche mes mots.
– Mais le règlement dit qu’un officier doit effectuer deux ans et six mois de patrouille avant de pouvoir prétendre à un poste d’inspecteur.
– Nous allons lever cette exigence, m’explique Paul en pliant le rapport d’incident pour le jeter à la corbeille. D’autre part, je pense que nous nous passerons d’augmenter vos cotisations retraite, du moins pour l’instant.
C’est une blague, mais je ne ris pas ; j’ai déjà du mal à tenir debout. J’essaie de m’orienter, de former des mots, de penser les temps changent, et un fauteuil là-haut et ça ne se passait pas comme ça, dans mon rêve.
– Allez, Henry, me dit doucement le chef Ordler. Fin de la réunion.
J’apprends par la suite que c’est l’inspecteur Harvey Telson que je remplace, Telson ayant mis les voiles, comme tant d’autres le faisaient déjà à ce stade, pour réaliser leurs rêves avant qu’il soit trop tard : foncer au volant d’une voiture de course, vivre des fantasmes amoureux ou sexuels longtemps refoulés, retrouver un vieil ennemi pour lui faire la tête au carré. Il s’avère que l’inspecteur Telson, lui, avait toujours rêvé de naviguer sur des yachts. La Coupe de l’America, ce genre de choses. Une chance pour moi.
Vingt-six jours après la réunion dans son bureau, deux jours après que l’astéroïde est sorti de sa conjonction avec le Soleil, le lieutenant Irina Paul a quitté la police pour aller rejoindre ses enfants adultes à Las Vegas.
Je ne fais plus ce rêve, celui où Ordler pose ma main sur la bible et me nomme inspecteur. À la place, il y en a un autre que je fais souvent.
Comme dit Dotseth, la couverture réseau téléphonique déconne. On compose un numéro, on attend, parfois ça passe, parfois non. Beaucoup de gens sont persuadés que Maïa perturbe le champ gravitationnel de la Terre − le magnétisme ou les ions, quelque chose dans le genre − mais, bien sûr, l’astéroïde, étant encore à 450 millions de kilomètres de nous, n’a pas plus d’effet sur les téléphones portables que sur la météo. L’agent Wilentz, notre responsable technique, m’a expliqué ça une fois : la couverture réseau est divisée en secteurs – les cellules – et, en gros, les secteurs en question tombent en panne, les cellules meurent, une par une. Les compagnies de télécoms perdent des employés parce qu’elles ne peuvent pas les payer, vu que personne ne règle plus sa facture ; elles perdent aussi leurs cadres, qui partent réaliser leurs rêves ; elles perdent des poteaux téléphoniques endommagés par les tempêtes, et elles perdent des longueurs de câble à cause du vandalisme et des vols. Et donc, les cellules meurent. Quant à tout le reste, ce qui concerne les smartphones, les applis et gadgets divers, ce n’est même pas la peine d’y penser.
L’un des cinq grands opérateurs a déclaré la semaine dernière qu’il commençait à fermer boutique. L’annonce parue dans la presse papier décrivait l’événement comme un acte de générosité, un « don de temps » fait aux 355 000 employés et à leurs familles, et prévenait les clients qu’ils devaient s’attendre à un arrêt complet du service dans les deux mois. Il y a trois jours, dans le New York Times de l’inspecteur Culverson, on pouvait lire que le département du Commerce prédisait un effondrement total de la téléphonie d’ici à la fin du printemps. Dans le même article, le gouvernement prétendait préparer un plan de nationalisation du secteur.
– Ce qui veut dire, a ricané McGully, un effondrement total dès le début du printemps.
Parfois, quand je m’aperçois que j’ai beaucoup de réseau, je m’empresse de passer un coup de fil, pour ne pas gâcher l’occasion.
– Oh, bon Dieu, c’est pas vrai, qu’est-ce que vous me voulez encore ?
– Bonjour, monsieur France. Inspecteur Henry Palace à l’appareil, de la police de Concord.
– Je sais qui c’est, d’accord ? Je sais qui c’est.
Victor France semble énervé, agité ; il est toujours comme ça. En ce moment, je suis assis dans l’Impala, devant Rollins Park, à deux rues de chez Peter Zell.
– Allons, monsieur France, un peu de calme.
– Je veux pas me calmer, OK ? Je te hais, toi. Je déteste que tu m’appelles, compris ? (J’éloigne le téléphone à cinq ou dix centimètres de mon oreille pendant qu’il déverse sa colère dans l’appareil.) J’essaie de vivre ma vie, là ! Ça te ferait vraiment mal, de me laisser simplement vivre ma vie ?
Je l’imagine d’ici, dans tout son apparat de petite frappe : chaînes accrochées à son jean noir, bague à tête de mort au petit doigt, serpents tatoués sur ses poignets et avant-bras maigrichons. Un visage aux yeux de rat, tordu par une grimace mélodramatique à d’idée de devoir répondre au téléphone, prendre ses ordres d’un crâne d’œuf de flic psychorigide comme moi. Mais bon, voilà ce qui arrive quand on est trafiquant de drogue, et surtout quand on se fait prendre, à ce point précis de l’histoire américaine. Victor ne connaît peut-être pas par cœur le texte intégral de la loi SSPI, mais il en comprend l’idée générale.
– Je n’ai pas besoin de beaucoup d’aide aujourd’hui, Victor. Un petit travail de recherche, c’est tout.
France souffle un dernier « Bon Dieu de merde » exaspéré, puis se ravise, comme je m’y attendais.
– Bon, OK, d’accord, qu’est-ce qu’il y a ?
– Vous vous y connaissez un peu en voitures, pas vrai ?
– Ouais. Sûr. Alors quoi, l’inspecteur, quoi, tu m’appelles pour que je te vérifie les pneus ?
– Non merci. Ces dernières semaines, les gens ont commencé à adapter leurs moteurs pour rouler à l’huile végétale.
– Sans blague. T’as vu les prix de l’essence, en ce moment ?
Il se racle bruyamment la gorge, crache.
– J’essaie de découvrir l’auteur d’une conversion de ce genre. Il s’agit d’un pick-up rouge de taille moyenne, un Ford. Avec un drapeau américain peint d’un côté. Vous pensez pouvoir y arriver ?
– Peut-être. Et si j’y arrive pas ?
Je ne réponds pas. Ce n’est pas nécessaire. France connaît la réponse.
L’un des effets les plus spectaculaires de l’astéroïde, du point de vue judiciaire, a été une augmentation éclair des crimes liés au trafic et à la consommation de stupéfiants, la demande crevant le plafond pour toutes les catégories de narcotiques, les opiacés, l’ecstasy, la méthamphétamine, la cocaïne et tous ses dérivés. Dans les petites villes, les banlieues résidentielles tranquilles, à la campagne, partout – même dans les agglomérations de taille moyenne comme Concord, qui n’avait jamais connu d’incidents graves liés à la drogue. Le gouvernement fédéral, après quelques louvoiements pendant l’été et l’automne, s’est prononcé en fin d’année dernière pour une posture ferme et sans compromis. La loi SSPI comprenait des réserves privant du droit d’habeas corpus et autres protections procédurales quiconque était accusé d’avoir importé, manufacturé, cultivé ou distribué des substances illicites sous quelque forme que ce soit.