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HUGUES PAGAN

Dernière station avant l’autoroute

Si nous ne pouvons nous imaginer différent de ce que nous sommes et assumer notre seconde personnalité, nous ne pouvons pas nous imposer une discipline, bien que nous puissions l’accepter d’autres personnes… La vertu active, comme forme distincte de l’acceptation passive du code commun, est le port du masque.

YEATS

Toute existence est, nécessairement, un processus de décomposition.

CIORAN

1

Baltringue on naît, baltringue on meurt, il n’y a pas à sortir de là… C’était comme ça, joué d’avance et d’avance perdu… Alors le grand ciel bleu sombre, la mer immense… Le soleil écrasant… Vous pensez… Ces soudaines envolées de guitare, nostalgiques, véhémentes et bancales, toutes d’une véracité, d’un dédain presque insoutenables, toujours à vous gonfler en dedans de sourdes bouffées d’espoir, de colère, de durs désirs et de sang noir… À toujours essayer de vous faire accroire des choses…

Ces grands troupeaux de chevaux sauvages dans le crépuscule, les feux qu’on allumait sur le sable, à proximité de la mer étale et mauve, tout près de l’extrême rebord de la nuit… Certains soirs, on se souvient bien des sourires, des promesses, mais à quoi ça vous mène… Même ces maisons aux façades blanches, aveuglantes dans le plein du midi, crayeuses, abruptes comme des falaises… C’est bien tout fini, allez…

On a beau après se rappeler le monde des vivants… Séduisant et fourbe, pour fascinant qu’il avait l’air de loin, c’était une belle vacherie parfaitement hors de prix, faite de toc et de tape-à-l’œil, de parlotes creuses et de clinquant, triste comme une assiette de choucroute froide et de surcroît excessivement salissante à force de petites ententes avec les autres, avec soi, de tripotages, de renoncements obligés. Il en aura fallu, du temps, pour comprendre, pour ainsi dire, presque toute l’existence…

Baltringue, quand même au bout du compte, tout ce qu’on aura gardé au fond de son cœur, à soi tout seul, de tendre et de doux, d’intact, c’est bien nos morts. Rien que nos morts à nous — nos morts à nous et quelques autres, de ces morts d’adoption, de ces inconnus qu’on s’est choisis un peu au petit bonheur la chance sur la route et qui n’en sont pas moins restés les moins chers au fond, aussi bien au sens propre qu’au sens figuré…

Le reste, tous nos médiocres accommodements, nos mesquines petites angoisses de comptables, nos frêles lambeaux de rêves salariés, nos amertumes pas très reluisantes, toutes ces minces souffrances, les infimes petits besoins bien sales et dégueulasses, les secrètes cochoncetés même à quoi on se croyait tant attaché au fond, parce que ça aidait bien à vivre, quand même… Rien de tout cela n’a tenu la distance… Tout s’est effiloché peu à peu sans qu’on y prenne trop garde… Au bout du compte, à la fin, il ne reste plus bien grand-chose, plus beaucoup de valises à poser au moment qu’on ferme… On aurait bien voulu, pourtant, jusqu’au dernier moment, faire encore des efforts, des choses et des machins, même intéresser encore un peu, distraire…

Seulement, c’est pas facile de distraire. On croirait, mais c’est encore bien moins facile que le reste, amuser la galerie… Ça demande beaucoup d’efforts, une application incessante, et surtout énormément de courage. Quant à intéresser…

Rien que des choses trop compliquées.

C’était un jour gris et peu contrasté — un jour entre deux tours de permanence. Quelque chose qui se tenait calé très droit, juste entre la nuit derrière et la nuit devant. Twilight zone.

J’avais dormi peu — peu et mal. Comme mes fantômes étaient revenus, je m’étais réveillé deux ou trois fois, mais pas assez pour me lever prendre un café, ou fumer une cigarette, ou tout simplement pour aller regarder la clarté livide, dehors… J’étais resté à me rappeler des choses… La petite gosse surtout, qu’on m’avait amenée dans sa bâche plastique, et dont le corps semblait encore si tiède et les membres si souples qu’on aurait pu la croire encore un peu vivante, n’eût été son regard terne et poussiéreux et qui s’était déjà rentré en dedans, vers des choses qu’elle seule à présent pouvait voir…

Une maigre gamine avec une petite robe criarde de quatre sous, sans papiers, sans bijoux, sans rien qu’une petite robe de cotonnade pas très propre, une enfant encore et dont j’avais été bien incapable de déterminer l’identité. Certainement pas une môme de riches. Même sa mort avait été bon marché. Peut-être que ça avait été une chance pour elle, peut-être que ça lui avait permis d’échapper à son destin. Peut-être que, vivante, elle aurait fini par devenir une carne comme les autres… Regardante sur tout, et méchante… Allez savoir…

Le ciel d’Alger, aussi, m’avait retraversé la tête avec ses crépuscules violents et brefs, qui éclataient après des jours blancs comme des colères rentrées. Le ciel et la mer violette, l’odeur de jasmin et de café grillé qui montait, entêtante, des cours mauresques dans l’odeur pourrissante des poubelles qu’on ne ramassait plus à cause de la guerre…

La plage, à Sidi-Ferruch, où nous étions allés le dernier dimanche de Pâques. On ne savait pas encore que ça serait le dernier. C’était en 1962. Je me rappelle l’image d’un jeune homme frêle, assez bien bâti et très brun, aux traits fins et sensibles, les poings aux hanches, un très jeune officier très bronzé en veste de treillis ouverte, à la pose qu’on aurait pu juger fanfaronne, s’il n’y avait eu l’expression de détresse inquiète et furtive que revêtait à part soi son regard traqué.

Si l’on excepte la méchante photo sur ma carte de flic, sur laquelle j’ai un maigre visage de voyou pas très bien nourri, c’est la seule que j’aie longtemps conservée de moi, par le fait presque tout le temps de cette triste débâcle. Comme tout le reste, je l’ai perdue. À la regarder dans les yeux, c’était pas très difficile de deviner toute la suite. Rien qu’un baltringue. Le monde en est plein. La photo a survécu quelque temps — pas lui. Ce jeune homme est mort.

Je le sais parce que c’est moi qui l’ai tué.

Jour après jour. Patiemment. De mes propres mains.

Savoir ce qui faisait le plus souffrir, de tout ce gâchis… Puis Slim était rentrée. Elle s’était déshabillée en vitesse, sans un mot, et elle était venue se coucher près de moi. Pourquoi pas, après tout, puisqu’elle était chez elle ? À présent, la nuit montait de nouveau. Elle sourdait de toutes parts, comme une marée de sang noir, silencieuse et tranquille, indélébile.

Restait encore un morceau de ciel. Plus pour longtemps.

D’où j’étais couché, on voyait jusque de l’autre côté du périphe, là où s’allumait chaque soir la grande enseigne mauve de Carrefour. Un pinceau de fumée ocre, mince comme s’il était fait de poil de martre, et qui paraissait ne provenir de nulle part, s’inclinait de trente degrés à droite sans qu’on vît au juste sous l’effet de quel vent. Pas de jet-stream à soixante pieds du sol. Peut-être pas de vent du tout nulle part. Pouvait aller se faire foutre. De là où je me trouvais — un lit par terre, un lit beaucoup trop grand, bien trop mince, trop bas même pour moi —, je ne voyais rien d’autre. Rien d’autre que l’horizon et le ciel. Mince, froid, métallique.

Ciel de septembre. Pas le moindre nuage. Très froid.

Ciel de fin septembre.

J’ai cherché une cigarette à tâtons sur le chevet. Slim l’a trouvée avant moi. Elle l’a allumée, en a tiré trois bouffées précipitées et me l’a glissée entre les lèvres. Elle aussi regardait le ciel, pas forcément pour les mêmes raisons. Elle a observé :