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— Un partout. Cet homme a été ministrable, vous savez ?

J’ai haussé les épaules :

— À l’époque de ma relative prospérité, il m’arrivait de lire la presse. Pas toute la presse, et jamais celle du cœur, mais assez tout de même pour mettre un nom sur un visage et vice versa.

Elle m’a fixé un court instant à travers la fumée de cigarette. Puis elle a détourné le regard et son ton s’est fait plus amer :

— Et savez-vous qui l’a tué ?

— Aucune idée.

— Ceux-là mêmes qui l’avaient rendu ministrable. Ses propres amis. Vous avez des amis ? Non, bien sûr ! Pas un type comme vous. Pas d’amis, pas de femme, mais une médaille et une carte — et un gros pistolet, je suppose. (Elle a ricané de la même drôle de manière sarcastique, de nouveau, et elle m’a observé très froidement, puis a remarqué :) Vous avez aussi de curieuses rides, de chaque côté de la bouche… (Elle a réfléchi, puis murmuré d’un ton spéculatif :) Un bien étrange regard… Vous savez…

Tout en m’étirant, j’ai regardé ma montre. Sept heures. Dans cinquante minutes, je passais la main aux équipes de jour. J’avais froid dans les os et mon dos me faisait un mal de chien. J’avais du sable sous les paupières et la gorge tapissée d’amiante à force d’avoir trop fumé. Dans cinquante minutes, je m’en serais sorti un fois de plus, tant bien que mal. Pas question de la laisser aggraver le score, bien que, quoi qu’elle dît, de quelque manière qu’elle le fît, le timbre de sa voix à lui seul eût quelque chose d’engourdissant et comme de vaguement propice à l’espoir. Je l’ai coupée d’un geste vague, qui se voulait néanmoins relativement neutre et pacifique :

— Je ne sais pas… De manière générale, je ne fais pas partie de ces sujets que j’aime qu’on aborde en ma présence.

Elle a cependant repris, avec comme une sorte d’intense jubilation ironique :

— Vous savez… Dès que je vous ai vu, dans le couloir… Avant même de savoir qui vous étiez… Avant même que vous n’ouvriez la bouche… J’ai tout de suite été certaine que vous étiez un fumier. Ce que je me demande maintenant, c’est seulement jusqu’à quel point…

Conception lyrique de l’existence. Je voyais ce qu’elle voulait dire. Longtemps que je n’en avais plus les moyens — ni le goût. En guise de réponse, je me suis contenté de dresser mon majeur droit raidi en direction du plafond. L’idée générale était bonne — mais pas sa réalisation.

Je ne dormais pas. Les yeux grands ouverts dans la pénombre, je fumais en essayant de me rappeler et je n’y arrivais pas très bien. Il s’était écoulé des nuits et des jours entiers. Il s’était écoulé des siècles, puis des millénaires, et des mois et des jours à nouveau, depuis le moment où j’avais quitté la Division comme un voleur, en m’esquivant, juste avant l’arrivée des groupes de jour, par le sas qui donnait dans le garage souterrain. Je me rappelais peu à peu que, dehors, il avait cessé de pleuvoir et que les rues étaient glacées. Il soufflait un vent âpre, clair et direct, sommaire comme un verdict de chambre correctionnelle.

En remontant la rampe d’accès, j’avais aperçu des voitures rangées en bataille devant la Division. Il y avait eu le temps des breaks de télévision, des radios, mais rien ni personne n’aurait pu me faire revenir sur mes pas. Ces choses se passaient dans une autre vie que la mienne. J’avais éprouvé un bref sentiment de compassion pour les jeunes sapins qui, à grands coups de sifflet, tentaient en vain de rétablir la circulation en moulinant à tour de bras, mais rien de plus et rien de moins. Juste des destins séparés.

Plus loin, j’avais traversé en diagonale pour m’en aller.

Descente de nuit. Je m’étais dirigé vers une station de métro, une station plus loin, pour éviter la presse, avec mon maigre bagage au bout du bras. Je marchais, ma veste de cuir fermée, le col remonté. J’avançais en donnant du front contre le froid du vent. Au juste, têtu, je n’allais vers rien. Là où j’habitais encore parfois, le moins souvent possible maintenant que personne ne m’attendait plus, maintenant que Yellow Dog était mort.

Je ne dormais pas, j’écoutais le vent mugir dans les cheminées, sur le toit, j’écoutais la pluie crépiter contre les vitres de la cuisine, les seules qui donnaient plein ouest, j’écoutais les rares bruits de la rue et parfois un pas dans l’escalier. C’était pour Paris une rue calme et sans beaucoup de vie. Peu de gens fréquentaient l’immeuble, peu de vivants en tout cas.

Ils avaient trop de mal à le trouver, embossé qu’il était tout en fond de cour, entre deux autres de ses semblables promis un jour ou l’autre à une fin identique, sous la pioche des démolisseurs. J’écoutais et je fumais. La pénombre a fait place à la nuit. Je n’avais ni faim, ni froid, et pas sommeil non plus. Sur la malle en osier qui me servait de chevet, la pendule électrique indiquait 21 h 30 en chiffres digitaux d’un pourpre que je ne pouvais m’empêcher de trouver sinistre. J’ai allumé ma lampe. Elle n’a pas donné beaucoup de clarté — pas plus que je n’en voulais.

Par terre, le téléphone a sonné et je n’ai eu qu’à tendre le bras pour saisir le combiné. Je l’ai porté à l’oreille machinalement. À part Slim peut-être, et Slim n’avait plus aucune raison d’essayer de me joindre, je n’attendais pas d’autres appels que ceux de L’Usine. J’ai quand même décroché, puis écouté sans rien dire. Ça n’était pas Slim. C’était une voix d’homme. On entendait derrière des bruits de conversation, des relents de musique bon marché, des crépitement secs et saccadés de flippers, un peu semblables à de courtes rafales pressées d’armes automatiques lâchées au jugé et sans grand ordre. Un troquet n’importe où. La nuit. Bruits de vaisselle remuée. Un troquet, une brasserie, un restaurant, n’importe quoi avec des conversations, de la musique et des billards électriques.

La voix était grave et sourde, un peu narquoise — la voix d’un homme qui parle en s’abritant la bouche de la main, et dont les yeux aux aguets ne cessent de surveiller les vivants alentour et peut-être aussi les morts. La voix disait :

— Il paraît qu’tu me cherches, poulet ?

— Je ne te cherche pas, Jackson. Je ne te cherche plus.

— Dommage pour toi.

— Pour moi, pour toi… Quelle importance ?

— Parce que moi, j’te cherche.

— Tu ne me cherches pas. Tu m’as trouvé. Tu as toujours su où me trouver.

— Oui. Comment va Joséphine ?

— À ce que j’en sais, elle est en route pour la fosse commune.

Il a attendu la valeur d’un break de deux mesures sur un tempo médium, puis m’a demandé :

— Tu as peur ?

J’ai réfléchi un court instant. J’ai reconnu :

— Désolé. Plus maintenant.

— Tu devrais.

— Puisque tu le dis.

Il a eu un rire sourd, pas vraiment rebutant. Sa voix n’était pas menaçante. Son ton non plus, mais nous étions en compte, tous les deux, et nous le savions aussi bien l’un que l’autre. Il a encore laissé filer un peu de temps, puis a expliqué — plus rudement — avant de raccrocher :

— J’voulais pas que tu croies que j’t’avais oublié, poulet.

Je ne l’avais jamais pensé. Je n’ai pas eu le temps de le lui dire. Tonalité. J’ai raccroché moi aussi, mais au jugé et sans beaucoup de hâte. J’ai écrasé ma cigarette et j’en ai allumé une autre. J’ai regardé la fumée monter dans la chiche clarté jaune de la lampe, se fondre et disparaître dans la pénombre alentour.

Je me suis rappelé les yeux ardoise de la femme, et, il faut bien le reconnaître, ce que j’avais deviné de son corps sous la robe qu’elle portait, une robe très simple en tricot sombre qui ne lui allait guère que jusqu’à mi-cuisse. Comme souvent, je m’étais couché sans retirer ma chemise, mon jean et mes bottes. Je me suis rappelé qu’en quittant le bureau, la femme avait plié une carte de visite en deux et me l’avait tendue en déclarant d’un ton acerbe :