Je savais que, secrètement, ça ne lui déplaisait pas, d’être au fond un tant soit peu célèbre, si peu que ce fût, ne serait-ce que par personne interposée. On le réputait porté sur les plaisirs de la table et de la cave, et très enclin aux siestes crapuleuses avec les personnes du sexe. Le fait est qu’il ne paraissait jamais dans son commissariat avant le coup des seize heures, et toujours arrivant de son pas lent et grave, du même petit hôtel, tout en haut de la rue de La Roquette et dont on prétendait, peut-être à juste titre, que la tenancière à présent sans âge avait été de ses pratiques pas loin d’un tiers de siècle auparavant, toujours du même pas sourd, vaguement imposant et solennel de pachyderme tranquille, hiver comme été et quel que fût le temps. On le créditait de jeunes et flatteuses conquêtes. On attribuait ses succès, dont bon nombre étaient avérés, sûrs, crédités formellement, comptabilisés avec rigueur et minutie par certaines de ses jeunes ouailles du Bureau des pleurs, à la dimension supposée monstrueuse de son sexe.
Jamais je n’avais été partisan d’explications réductrices.
Dobey semblait lointain et pacifique, on le prenait pour quelqu’un de léthargique, alors qu’il tenait son quart avec des doigts de fer, dans ses grosses mains qui avaient la taille d’une paire de robustes gants de baseball. On le disait cossard, alors qu’à l’instar de quelques rares sages il avait cette étrange faculté d’agir sans qu’on crût qu’il agît, sans qu’on s’en rendît réellement compte, sans bruit, sans mouvement précipité, sans éclat non plus, ce qui rendait à force son commerce vaguement engourdissant. Il avait aussi une sorte de charme frugal, d’étrange douceur dans le regard.
J’aimais bien Dobey et Dobey m’aimait bien.
J’aurais pu lui laisser les commandes de la nuit et aller dormir sans m’en faire. De plus, il n’aurait pas renaudé : il avait entre les mains les photos de la copie de travail que Boréla m’avait fait tenir, comme promis dès le midi et qui m’attendait à mon arrivée à la Douze, avec un petit mot. Dobey avait aussi mes polaroïds devant lui. Il avait lu en attendant, avant que j’arrive, le long relevé de main-courante ainsi que le double des procès-verbaux que j’avais consacrés à l’incendie. Il fumait un petit cigare. Aucune émotion n’apparaissait sur ses traits, pourtant lorsqu’il a tout reposé bien en ordre sur mon bureau, il a remarqué, d’un ton de pitié qui n’était pas feint :
— Je vois que vous avez bien donné, la nuit dernière.
— Suffisant, merci.
— Rien à boire, dans ta turne ?
— Café. Scotch. Scotch. Café.
— Comment est le café ?
— Noir.
— Amusant.
— Noir. Fort.
— C’est ton café, ou celui de ton gnome ?
— Mon gnome ?
— Muppet.
— Mon café, mais fabriqué par mon gnome. Je suis sûr que ça lui ferait très plaisir, à mon gnome, comme tu dis, de s’entendre traiter de gnome.
Dobey a souri. Je l’ai supposé aux craquelures qui ont inondé le vieux cuir de sa face, à son jaune regard immobile de saurien qui a semblé choisir de se replier en bon ordre un instant derrière ses lourdes paupières mi-closes, puis il a murmuré comme à regret, le cigare immobile au coin de sa bouche :
— Gnome vient du terme grec gnômé, qui signifie intelligence.
— Les richesses de la terre, je sais. Moi aussi, il m’est arrivé dans le temps de me servir d’un dictionnaire.
— Dommage qu’il t’en soit resté si peu de choses.
— Ce qui veut dire, Dobey ?
Il s’est étiré. Je le savais ami, réellement ami. Sur le maroquin, à côté de ma main droite, il y avait un trousseau de clefs. Je l’avais jeté là en entrant, avant de me défaire de ma veste et de flanquer mon pistolet dans le tiroir. Elles étaient restées telles quelles, puisque je n’avais pas songé depuis à les ranger. Dobey n’avait pu manquer de les remarquer.
Des clefs, de voiture et d’appartement. La clef de voiture comportait un boîtier de télécommande. Des clefs, un écusson Mercedes ainsi qu’une plaque en argent rectangulaire, longue comme mon index, large d’un doigt et épaisse d’un bon demi-centimètre. On y lisait gravé Key West en lettres noires. Elle me l’avait glissé dans la paume au dernier moment, juste avant de retourner à sa voiture. Rien qu’à me le rappeler, j’en ai eu un spasme douloureux au creux de l’estomac. Je suis revenu au présent.
— Ce qui veut dire, Dobey ?
— Prends pas ton ton de divisionnaire avec moi. Je ne veux pas de ton café de petit Blanc. Où est le scotch ?
— Colonne de droite, à côté de l’armoire.
— Tu en prends aussi ?
— Jamais entre les repas.
— Tant pis pour toi. Café ?
— Café.
Il s’est déplacé sans faire plus de bruit ni laisser plus de trace qu’un nuage sur la mer. Il nous a servis et s’est rassis, en attirant une chaise pour y flanquer les pieds. Key West. Les yeux me brûlaient, j’en avais marre d’attendre que ce putain de téléphone sonne, que cette radio émette autre chose que ces crachouillis ténus, chuintants, lancinants. Pour tromper l’attente et la vilaine crampe aigre, ulcéreuse, que j’avais sous le sternum, j’ai allumé une nouvelle cigarette au cul de la précédente.
Dobey a reconnu :
— C’est pire, quand y a rien. On se fait chier comme des rats morts. On serait mieux au pieu, avec une gentille poulette, tu penses pas ?
— Je pense rien, Dobey.
— C’est ce qui se dit.
— Qu’est-ce qui se dit d’autre ?
Il a grogné, peut-être parce qu’il n’y avait pas de glaçons dans son whisky, peut-être parce que lui aussi souffrait de quelque part, peut-être parce qu’au fond, tout comme moi, il n’aimait plus beaucoup parler, ni penser. Il a grogné :
— Je suis en quart, moi, bonhomme. Un commissariat de quartier, même un commissariat témoin comme le mien, c’est des bas-fonds. Toi, c’est encore seulement premier sous-sol. Moi, c’est deuxième, troisième sous-sol… Poubelle…
— On dit que tu prends pas mal de bon temps, dans ta poubelle.
— J’y prends tout le bon de temps qu’on veut bien me laisser prendre, te bordure pas… Tout ce qu’ils veulent bien nous laisser comme miettes. Ces enculés de patrons, on est tous dans leur pogne, c’est ça la vérité, toi, moi, les autres…
— Merde, Dobey…
— Ça fait longtemps qu’on t’a plus vu aux réunions de divisionnaires.
— Longtemps.
Ça faisait des mois. Elles se tenaient généralement le lundi matin, sous la direction despotique du petit aréopage de méchants cons, vétilleux et mesquins, que constituaient entre eux les trois ou quatre principaux patrons de la Douze. Ça se passait une semaine sur deux, entre dix heures et celle de l’apéro. Il arrivait que les choses se poursuivent par une bouffe, un gueuleton en comité plus ou moins restreint, en conclave plus ou moins obscur, chez un gargotier du quartier, un Basque qui, à force d’en entendre sans rien dire, en savait plus sur chacun d’entre nous qu’un chien de prostituée.
On n’y apprenait rien, dans ces brifinges quinzomadaires, comme disait Muppet d’un ton de sarcasme, rien généralement qui sortît de l’ordinaire, seulement les échos atténués de maigres et lointaines petites révolutions de palais, des bruits de coursives, des cognements sourds de fond de placard, des rumeurs de bidet… On commentait les circulaires et directives dont tout le monde se foutait comme de l’an quarante, on clabaudait. Ensuite, on allait laver le linge sale à l’abreuvoir et en bâfrant, avec même des eaux pas très propres.