Key West.
Bien que ça ne se fît pas, j’ai demandé, tout en conservant le dos tourné :
— Et cette charrette, c’est pour quand, Dobey ?
6
C’était le ventre de la nuit.
Je me trouvais dans un état de grande fatigue, un état mitoyen entre le rêve éveillé et le sommeil debout. Ma montre qui avait si bien marché sur la Lune et s’obstinait à marcher si mal sur moi indiquait trois heures. Dans peu de temps, j’entendrais le bruit que faisaient mes esclaves en allant se restaurer. Puis ils reviendraient, en provoquant autant de bruit, mais dans des odeurs de graillon et de frites, et en traînant les pieds. Les mauvaises heures, pour ceux qui n’avaient pas l’habitude — pour les autres aussi.
Le large voyant rouge qui me reliait à l’Étage des morts refusait toujours de s’allumer. Pour un peu, j’aurais procédé à un contrôle de lignes, mais il y avait aussi un autre téléphone et un ronfleur dans le bureau où se trouvait Muppet, reliés à la même ligne, où aboutissait le même numéro d’appel. Il y avait une autre ligne directe, ainsi que les lignes intérieures et la radio pour me relier au Desk. Tout ne pouvait pas être tombé en panne en même temps.
C’était une nuit calme, sans plus. Elle n’était peuplée que de mon angoisse et de mes appréhensions, ce qui suffisait à lui donner le caractère d’un joyeux petit enfer portatif. Le temps de quelques heures, l’humanité que je tenais sous ma coupe avait cessé de se molester, de s’injurier, de se rudoyer, de se battre et de se trucider. Elle avait établi avec elle-même, dans mon dos, tout un tas de minuscules accords locaux, d’infimes concordats, de petites paix très séparées les unes des autres. Toutes peines confondues, bourreaux et victimes avaient décidé d’un commun accord quelque chose qui tenait plus de la grève dans la forme et dans le fond que de la trêve, mais qui en définitive ne m’avantageait pas tant que ça.
Dobey était parti dormir dans le bouclard du fond. Avant, il avait passé un coup de fil à une poulette, depuis mon bureau. Il avait confiance en moi, tout autant que j’avais confiance en lui, parce que nous ne tirions pas dans la même catégorie : je ne pouvais le gêner en rien dans ses petites affaires, tant elles avaient un côté officiel et paisible, non plus que dans ses propres arrangements personnels, et en ce qui me concernait, rien ni personne ne pouvait plus me porter ombrage, et Dobey bien moins que quiconque.
Je devais admettre que mon angle de chute tenait de plus en plus de celle d’une plaque d’égout jetée dans un puits sans fond. J’avais mis Lady Day sur la petite chaîne, un engin à quatre sous sans doute volé au cul du camion, avec quand même un égaliseur et deux baffles à peine plus grosses que des pamplemousses. Nous n’en avions jamais pu identifier le propriétaire légitime. Dont acte clos.
J’avais reculé mon siège à roulettes juste ce qu’il fallait pour flanquer les deux mollets croisés sur mon sous-main tout en m’allongeant un tant soit peu.
Sous la lampe, il y avait le trousseau de clefs Key West.
Les yeux me brûlaient. J’avais de sourdes lancées dans les mollets et les genoux. Dormir eût été agréable sans doute, mais périlleux. Je me rappelais Key West. Comme moi, Key West avait un nom et un prénom. On pouvait également l’identifier de façon formelle grâce à sa date et son lieu de naissance, ainsi que sa filiation ou ses empreintes dentaires. Nationalité, profession, domicile. Si je le voulais, je pouvais tout savoir d’elle.
Ce que je ne saurais en revanche jamais, c’est quels démons personnels Alex tâchait de conjurer en souriant à un inconnu, en lui souriant à la manière de quelqu’un qui veut mordre, puis en lui ouvrant tout à trac ses jambes, sa voiture et les portes de sa maison, à moins que l’ordre fût inverse dans son esprit. Ou quelconque et indifférent. Peut-être aussi qu’elle aimait réellement baiser, après tout. On avait déjà vu des choses encore moins vraisemblables, mais qui n’en étaient pas moins réelles…
L’attente et la fatigue vous jouent de bien vilains tours. On y puise une sorte de lucidité aiguë, mais intermittente et fugace. On dirait de ces petits coups de rasoir, douloureux certes, mais dont on s’aperçoit avec étonnement qu’ils ne suffisent pas pour qu’on saigne. Pas tout de suite, en tout cas. L’expérience du combat à mains nues m’a appris qu’on ne souffrait jamais sur le coup. On ne regrette jamais tout de suite non plus.
Ça serait bien trop facile.
J’ai vidangé mon cendrier plein dans la corbeille à papier pleine. Il y avait dedans les reliefs de la procédure de la veille. Pas de vraie importance. Mes hommes — et femmes — sont allés se restaurer. Muppet est entré presque sans bruit, tandis que je finissais mes petits travaux de ménage. Il s’est servi du café, ce qui était son droit le plus absolu, et il est venu s’asseoir sur une chaise en face, à califourchon, comme à son habitude. Il a remarqué :
— Vous avez une semelle percée. Botte gauche.
— Exact.
Il a remarqué, lui aussi :
— Drôle de nuit. Rien sur Radio-Cité. Rien sur la fréquence de la Sécurité publique.
— Ça ne vous rassure pas ? Ça devrait vous rassurer.
— Je n’aime pas ce genre de nuits. On dirait toujours que la suite va être pire. J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, hier. Je suis passé à la Division, cet après-midi. J’ai vu Clint. Vous aviez raison, pour le Groupe criminel.
— La suite, comme vous dites, est toujours pire.
— Je voulais vous poser une question.
— Faites toujours, Muppet, des fois que j’en aie la réponse…
— Elle est… personnelle…
— Rien de personnel.
— Elle ne va pas vous plaire.
— À en juger par les précautions que vous prenez, nul n’en doute. Question ?
— Vous avez déjà monté la garde le soir, dans le désert ?
— Réponse : oui. Question : quel était le sens de la précédente question ?
Il a sorti une Camel de son paquet et l’a allumée. Il a fini son gobelet de café, l’a écrasé dans son poing et s’est penché pour le jeter dans la corbeille à papier. La corbeille était déjà pleine à dégueuler. Il a expédié son gobelet dans un carton d’eau minérale vide, près de la porte. Un carton qui était là exprès. Il a reconnu seulement après :
— Je ne sais pas. (Il a réfléchi, puis avancé :) J’ai fait quinze ans de Légion, avant. (Je le savais. Muppet était rentré dans l’Usine au titre des emplois réservés après avoir tiré le temps réglementaire dans l’armée, le temps de toucher une retraite. Tout le monde le savait. Il a hésité :) Il m’est arrivé plusieurs fois de monter la garde, le soir, dans le désert. Personne n’est jamais venu.
— Le syndrome de Drogo. Buzzati en a fait un ouvrage admirable. Ça s’appelle Le Désert des Tartares.
Muppet lui aussi m’a fixé à travers nos fumées de cigarettes. Il a murmuré, comme si cela allait de soi.
— Oui. Je l’ai lu. Je n’ai pas vu le film, mais je l’ai lu.
— Je ne savais pas qu’on en avait fait un film. Ce que je sais, c’est que ce livre admirable montre quelque chose admirablement.
— Quoi donc ?
— Que ni Buzzati, ni, ce qui est plus grave, Drogo, n’ont jamais monté la garde, le soir, dans le désert. Ni le soir, ni la nuit, du reste.