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— Putain de ciel.

— Juste.

Elle a poursuivi, d’une voix pleine de ressentiment :

— Putain de climat. Putain de pays. Putain de ville.

— Encore juste, bien que ça ne fasse pas beaucoup avancer.

Elle m’a regardé et a rajouté — mais sans ressentiment :

— Putain de type.

Je lui ai rappelé :

— Personne ne t’y oblige, Slim.

— Putain de ta race : je m’appelle pas Slim. Slim, c’est pas un prénom de gonzesse. Prénom de mac. Personne m’avait jamais appelée Slim, avant toi.

— Personne avant aujourd’hui.

Elle m’a flanqué un cendrier en travers de la poitrine. Je m’en suis servi. Je me sers toujours de ce qu’on met à ma portée, d’elle y compris. Slim n’était pas dans mes moyens, mais ça n’empêchait rien. Elle s’est quimpée sur un coude, la figure de travers. Elle m’a contemplé avec une expression de sombre contentement, mêlée de dérision. Une dérision qui s’attachait autant à elle qu’à moi. Elle s’est fait lentement, au fur et à mesure, une bouche amère :

— Mon beau-père peut pas t’encaisser. Ma mère veut même pas savoir que tu existes. La bonne gueule que tu laisses tes cendres partout. Même le chien peut pas te sentir.

— Ça m’a pas empêché de baiser ta frangine.

Elle a essayé de me coller une droite, mais le coup manquait de vigueur et de précision. Il avait été donné sans vraie malveillance. Slim était incapable de vraie malveillance. Peu d’êtres humains y sont aptes : ils sont trop oublieux de tout et d’eux-mêmes et aussi bien trop feignants. Elle a laissé retomber le poing.

Pourtant, elle pouvait être redoutable, son talon aiguille dans le poing. Je l’avais vue à l’œuvre du côté de la Madeleine, contre une autre amazone qui s’était mis en tête de chasser sur son territoire. L’amazone s’était fait ramasser par le Samu et Slim par les Tuniques bleues. First meeting. C’était sans doute que je ne la fatiguais pas assez, Slim, que je n’avais pas de vraie importance. Ou qu’elle n’avait pas de talon aiguille sous la main. Elle aussi a ricané, en remontant le drap sur sa poitrine. Elle avait les mamelons secs et durs, érigés, d’un marron violacé. Elle a déclaré d’un ton sec que j’ai jugé dédaigneux :

— Tout le monde est passé sur ma frangine, pauvre con. Même le chien.

— Bordel de merde ! Doux Jésus, se faire tirer par un colley !

— C’est pas un colley, c’est un chow-chow. Putain, tu sais même pas faire la différence entre un colley et un chow-chow ?

— Jamais su. Jamais essayé de savoir. Mes relations avec les chiens n’ont jamais revêtu qu’un tour épistolaire. Les chiens, c’est pas mon truc. Les animaux en général non plus. Le seul chat que j’ai eu faisait la vie sur les toits. Il y a longtemps — si longtemps qu’on dirait que c’était dans une autre vie. Il s’appelait Yellow Dog. Il avait un cul gros comme une malle arabe, et sa manière de ronronner l’apparentait à une turbine au son creux.

— Yellow Dog ?

— Yellow Dog.

J’ai éteint ma cigarette. C’était le genre de crépuscule qui ne dure pas. On sent bien qu’il est trop tard, qu’il n’aurait guère le temps de s’attarder lui non plus, même s’il le voulait. Pourtant, il restait pas mal de feuilles aux platanes de la rue. C’étaient des platanes bon marché, de pauvres arbres d’urbaniste. Ils n’avaient ni passé, ni futur, ni histoire et je les avais vus se faire descendre du camion comme s’il se fut agi d’un wagon plombé, à la queue leu leu, fin février — une quinzaine de jours avant la livraison de la première tranche de la résidence Concorde-Bercy.

On aurait juré une cohorte d’immigrés faméliques, de ces étrangers en situation irrégulière qu’affectionnent les Tuniques bleues, tellement ils semblaient piteux et démunis. Incapables seulement de descendre tout seul des camions. Même qu’ils étaient restés une bonne dizaine de jours à frissonner, serrés les uns contre les autres, dans la pluie, comme à attendre le coup de grâce, pour ainsi dire à poil contre un mur, avant que les Hommes verts de la ville viennent les ficher en terre à la va-vite, à grands coups de scraper dans de la terre jaune, en hurlant avec des talkies-walkies des choses qui ne les concernaient pas plus que moi, sauf que l’adjoint chargé de l’Urbanisme, qui devait faire le lendemain le laïus d’inauguration, naturellement s’impatientait.

Il pleuvait. Les arbres tremblaient de froid. Leurs branches dégouttaient d’eau. Ils étaient trempés comme des soupes. On s’en foutait : c’était pas pour-de-vrai. C’était juste des platanes d’occasion, pas de vrais arbres, seulement des trucs achetés à kroume, chez un pépiniériste maqué R.P.R., et replantés à la diable dans le seul but d’exorbiter les charges locatives.

Coulée verte.

Réhabilitation.

Ces platanes, tout le monde s’en cagait, qu’ils vivent ou qu’ils meurent. En cela, ils n’étaient pas traités différemment des humains.

L’un des Hommes verts m’avait confié :

— On a droit à un pourcentage de pertes.

— Comme dans les unités commando.

— Exactement pareil, mon pote.

Il fumait des Navy Cut. Il n’avait pas l’air mauvais, il arborait seulement la musculature solide et déliée et le regard gris, froidement impersonnel et calculateur, d’un homme qui a effectué un peu plus que son temps légal dans une unité parachutiste. À une autre époque — dans une autre vie —, nous aurions été assez comparables. Ce qui me gênait, c’était moins ce à quoi il ressemblait, que l’image qu’il me renvoyait de moi-même. Il avait naturellement remarqué le pistolet dans ma ceinture.

— Beretta quinze coups ?

— .45 Colt automatique. Government Model.

— Prohibé ?

— Légal, mon pote.

Il avait retroussé les lèvres :

— Flicard ? Quand vous en aurez marre de faire le guignol pour des nèfles, venez nous voir.

L’Homme en vert s’était éloigné. Il avait des hanches minces et une démarche souple comme en ont les danseurs de tango. Les bons danseurs de tango, les toréadors, ainsi que tous ceux qui, de près ou de loin, font de la mort leur fonds de commerce.

L’appartement de Slim occupait tout le dernier étage. Tout du long, le balcon donnait plein sud. Les pièces sentaient le plâtre neuf. Irrémédiablement récentes, elles n’étaient pas faites pour durer. Moi non plus, en un sens, sauf que moi j’avais déjà trop duré. Pas loin d’un demi-siècle que je me trimballais partout avec moi, sans grand succès.

Beaucoup de surface, Slim — et sa famille aussi. Le père s’était enrichi sur le dos de son peuple. Tous ceux qui le peuvent le font un jour ou l’autre. Ça ne me le rendait pas antipathique, seulement infréquentable.

La nuit tombait. Les réverbères s’allumaient. La Seine charriait des eaux grises qu’on eût dites au bord d’éclater en sanglots au moindre propos désobligeant, alors qu’elles s’apprêtaient peut-être tout bonnement à charrier des glaçons. Je me savonnais sous les bras et l’eau crépitait contre la cloison de verre de la cabine. Slim, de l’autre côté, était assise à poil sur le bidet et fumait une Dunhill international. Elle parlait fort pour couvrir le vacarme. Elle disait :

— Faut qu’on aboutisse à une solution, tous les deux. C’est pas que tu baises moins bien que les autres. Tu baises même plutôt mieux que les autres, mais c’est pas la question. J’en ai marre de servir de bains-douches, tu comprends ? Tu viens et on baise, tu prends une douche, tu te barres… Tu comprends ? (Je comprenais. Je comprenais tout, du moment qu’on prenait la peine de me l’expliquer sans cris. Même en gros. Elle voulait une vie, ça se comprenait.) C’est pas sain, ni pour toi, ni pour moi… Je veux dire, à nos âges… (Nous n’avions pas le même, plus d’un quart de siècle nous séparait et le temps ne jouait pas en ma faveur. À sa décharge, Slim approchait de la trentaine et ça commençait à se sentir. Mentalement.) Faut qu’on trouve une solution.