— Nous savons que Mallet a copié ces informations sur une disquette.
Trop longtemps qu’il me gavait. J’ai coupé d’une voix sourde :
— Conjectures.
Pour la première fois depuis le début de notre entrevue, Complet Gris a posé le regard sur moi. Il avait un maigre visage froid et inexpressif mais ses yeux ont lui du bref éclat de l’obsidienne qu’on brise. J’ai senti que je l’avais intrigué tout de même, bien qu’il s’en défendît. Il est resté silencieux. J’ai poursuivi sans trace d’aménité :
— J’ai été ce que vous êtes. Vous serez ce que je suis. Je ne sais pas pour qui vous roulez, bien que je m’en doute vaguement. Ce seul fait suffît à vous rendre parfaitement antipathique à mes yeux. Mallet a peut-être fabriqué une disquette, comme vous dites — et peut-être pas. Vous ne pouvez que le supposer, sans grandes chances du reste de vous tromper. En aucune manière, vous ne pouvez présenter cette hypothèse comme une certitude.
— Nous savons.
— Ne vous raccrochez pas aux branches. Vous ne savez rien du tout.
— Le dossier transmis au Parquet général comporte des omissions troublantes.
— Je n’en doute pas. Vos prémisses sont irréfutables. Les conclusions que vous en tirez, elles, sont entachées de doute. Quoi qu’il en soit, si vous vous demandez si l’éventuelle disquette Mallet m’est passée entre les mains, la réponse est non. Je suppose que l’ordre du jour est épuisé.
J’ai ramassé mon petit sac et j’ai commencé à me lever. Je n’y ai mis aucune précipitation. Je ne tenais pas à ce que Complet Gris perde complètement la face. Il a posé les deux mains à plat sur la table devant lui et a reconnu :
— On m’avait prévenu que vous étiez quelqu’un de passablement ingérable.
— Foutaises. Je suis officier de police judiciaire. Chef de groupe nuit. Autant dire que je vis au fond d’une poubelle. Pour moi, vos conneries se passent sur une autre galaxie. Tout ce que j’ai à déclarer se trouve consigné dans un rapport transmis au Parquet, ainsi que dans les procès-verbaux que j’ai signés. La lettre que Mallet a laissée est jointe à la procédure. Pour le reste… Il se peut qu’il y ait réellement une affaire Mallet, et qu’une fois vous et vos pareils ayez cagué dans vos braies. Si tel est le cas, ne comptez pas sur moi pour vous approvisionner en papier de chiotte.
C’était, j’en conviens, bien trop de mots. Pourtant, Complet Gris m’a regardé. C’était la deuxième et avant-dernière fois. Il y avait comme du remords dans ses yeux. Ça ne les rendait pas plus aimables. Puis il s’est repris et a affirmé d’un ton uni, sévère et réfléchi :
— Nous ne commettrons pas les mêmes erreurs que les précédents. Nous ne sommes pas disposés à tolérer de fuites. Il se peut que vous ayez raison, mais nous n’entendons pas courir de risques. Si quelqu’un a quelque chose à vendre, nous sommes prêts à en discuter. Dans des limites raisonnables. De la main à la main. Rien d’autre. Aperçu ?
J’étais debout, ma cigarette à la bouche. J’ai bougé la tête.
— Aperçu fort et clair. Ne croyez pas que vous m’impressionnez. Avant vous, bon nombre d’autres malfrats m’ont déjà condamné à mort, pour des motifs qui ne valaient pas les vôtres. Les risques du métier — du mien en tout cas. Cette entrevue ne m’a rien appris et je n’ai éprouvé aucune espèce de plaisir à vous rencontrer.
Je me suis tourné vers Jacques. Il avait le teint cireux, les yeux profondément enfoncés dans les orbites. Je lui ai suggéré :
— Quelqu’un pourrait me raccompagner ?
Il a ramassé son chapeau et son manteau.
Au moment de quitter la pièce, il s’est produit un minuscule événement inattendu. Complet Gris s’est trouvé sur mon chemin. Il avait ouvert sa veste et sa face jusqu’alors inexpressive arborait un curieux sourire, dont la chaleur était parfaitement inattendue. Je m’étais trompé : subitement, il paraissait son âge réel. À peine la trentaine. Il m’a tendu la main en déclarant : — J’avais entendu parler de vous, mon commandant. Je ne m’attendais pas à autre chose de votre part.
J’ai regardé sa main, puis son nœud de cravate, et enfin son visage.
— Ça ne vous empêchera pas de m’envoyer vos tueurs.
— Le cas échéant, non.
— Votre franchise ne suffît pas pour que j’éprouve le besoin de vous serrer la main. Je n’ai pas retenu votre nom.
Une carte de visite a surgi dans ses doigts. Je ne l’ai pas prise. J’ai seulement observé :
— Vous vous comportez comme un cadre commercial. Si l’on excepte le patronat, je ne connais pas de pire sous-espèce. Je n’aimerais pas vous revoir.
Je me suis vaguement incliné et je suis sorti. Le sang me grondait aux tempes et les mâchoires me faisaient mal. J’avais les doigts qui tremblaient de rage. Mon épuisement avait disparu, de même que mon besoin de sommeil. Dans l’ascenseur, j’ai demandé à Jacques :
— D’où est-ce que tu m’as sorti ce fils de pute ?
— Conseiller technique du ministre en matière de Renseignements. Il ne figure sur aucun organigramme officiel ou officieux. Il s’appelle Étienne Dubreuil. Nom de code, Mirai. On pourrait penser qu’il se borne à porter les valises. Ce serait une grave erreur de jugement.
— Et merde. Qu’est-ce que c’est que cette connerie de disquette ?
Jacques m’a dévisagé à regret, puis il s’est décidé :
— Mallet souffrait de graves… troubles du comportement depuis plusieurs mois. On s’attendait à ce qu’il pose problème. D’une manière ou d’une autre. Mirai a essayé de te la faire à l’influence.
— Dangerosité ?
— Extrême. Intelligent et vaniteux. Champion de squash. Une mémoire prodigieuse. Instantanée, encyclopédique. Un peu plus de la trentaine. ENA, bien entendu. Promotion Cocoon. Marié, un garçon de six ans. Il a déjà derrière lui une carrière que bien des directeurs lui envieraient. Ses pratiques n’ont rien à voir avec les discours officiels. Tu n’as pas eu raison de jouer avec le feu.
Avant qu’on atteigne le rez-de-chaussée, j’ai demandé :
— Où est-elle en ce moment ?
Jacques a deviné de qui je voulais parler. Il a réfléchi, puis m’a déclaré avec beaucoup de froideur :
— Tu ne m’as pas arrangé, en jouant avec le feu.
— Où est-elle, Jacques ?
— On l’a placée sur écoutes dès que Mallet a commencé à donner des signes de défaillance. Depuis, elle est dans la poursuite vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Il m’a regardé. Ce qu’il a vu ne lui a pas plu. Il a ajouté :
— Nous souhaitons que vos fréquentations cessent.
— Aperçu.
— Il n’y aura pas de seconde sommation.
La cabine s’est arrêtée. Les portes se sont ouvertes. Les deux gardes du corps ont convergé sur nous à pas précipités, mais Jacques leur a fait signe de dégager. Il semblait de méchante humeur. Il m’a laissé pour téléphoner et lorsqu’il est revenu, il a fait signe de le suivre. Nous sommes sortis du Méridien. Dans la pluie, il m’a accompagné jusqu’à un taxi. Il a indiqué au chauffeur l’endroit où aller, puis s’est redressé et m’a regardé partir, les poings enfoncés dans ses poches de manteau. Sous le bord de son feutre, ses yeux gris étaient remplis d’une tristesse sans âge.
Peut-être, comme moi, ressentait-il des regrets, ou une sincère honte. C’est ce qu’éprouvent souvent les êtres qu’afflige en secret le souvenir de leur propre défection.
Il bruinait, si bien que tout paraissait renfermé dans peu d’espace. Le grondement du périphérique parvenait assourdi, monotone. La lumière grise et sans relief qui baignait le parking ne semblait provenir de nulle part. Mon petit sac en Nylon au bout des doigts, je me suis approché de la Mercedes. J’ai tâté le capot de ma paume. Il était froid. J’ai regardé partout, sans parvenir à détecter la voiture suiveuse. J’avais longtemps couru moi aussi au bois de Vincennes, par tous les temps et parfois deux ou trois heures de rang. J’avais.