Maintenant.
En explosant, la serrure a produit une détonation presque aussi forte qu’une arme de petit calibre. Le battant a claqué contre le mur de droite. Je me suis engouffré dans la brèche, les yeux fermés. On n’y voyait pas grand-chose et dans les premières secondes la vision n’était pas très utile. Il valait mieux un pare-balles ou un bon ange gardien. Je n’avais ni l’un ni l’autre. Mes ailes m’ont porté jusqu’à la salle de bains, tout au bout du couloir.
La porte a cédé sous mon épaule. Je me suis retrouvé les quatre fers en l’air, dans des odeurs lourdes de lessive et de renfermé. Aisé. En me relevant, je tenais mon Commander à deux mains devant la figure, les coudes pliés. J’ai rouvert les yeux et je me suis embusqué. J’y voyais parfaitement. J’ai aperçu les silhouettes qui bondissaient l’une après l’autre. Cari et son type ont investi le salon-salle à manger. Ils pouvaient tenir ses occupants sous leur feu.
Muppet m’a rejoint. Il n’y avait personne dans la cuisine et le débarras. Il restait les chambres. Nous avons entendu remuer. Quelqu’un s’est levé quelque part en appelant. Un rai de lumière est apparu sous une porte. Comme personne ne répondait, celui qui s’était levé a ouvert et s’est avancé. Il offrait une cible splendide. Il a vu l’entrée qui bâillait à tout vent et a voulu faire demi-tour, mais Muppet l’a couché au sol. À genoux sur son dos, il lui a tordu les bras et lui a passé les menottes dans les reins. Rapide, Muppet. Même lorsque j’étais en très grande forme, je n’aurais pas pu faire mieux. Il s’est relevé et a pris son Beretta à deux mains. On n’entendait rien chez Cari, ce qui signifiait qu’il maîtrisait la situation.
Avec le recul du temps, le plus impressionnant a sans doute été l’absence à peu près totale de bruit, le manque de réactions de la part des autres dans la première minute. Muppet a exploré la chambre d’où avait jailli son énergumène. Il est ressorti tout aussitôt avec un deuxième Beretta qu’il a glissé dans sa ceinture. Nous nous sommes regardés. Il restait deux portes. La bonne et la mauvaise. Par la suite, en recoupant nos souvenirs, nous avons pu établir que le tout n’avait pas duré trente secondes jusqu’à ce moment-là. Cari et son second avaient surpris trois garçons et une fille qui se partageaient des couchages à même le sol du salon. C’étaient des mômes qui n’avaient pas seize ans, sauf la fille, qui, elle, avait l’âge du pont des Soupirs. Ils les avaient neutralisés sans difficulté. Au moment où nous hésitions entre les deux portes, le second de Cari était apparu dans le couloir et avait fait signe à Muppet. Ce dernier avait remis son pistolet à l’étui et l’autre lui avait rendu son fusil à pompe en le lançant.
Au même instant, j’avais choisi. J’avais cru entendre quelque chose remuer derrière la porte de gauche, tout à côté du débarras. Il était temps d’y aller. J’ai flanqué un grand coup de pied et j’y suis allé. La pièce était faiblement éclairée. On avait muré la fenêtre à l’aide de parpaings et il n’y avait plus de vitres. Pas un meuble, rien qu’un grabat par terre et une bougie plantée dans un bocal à cornichons à la tête du lit. Le temps psychologique n’a rien à voir avec le temps réel. Simultanément, tandis que mes bras tendus s’abaissaient pour parvenir à l’angle de tir souhaité, celui qui était couché sur le lit s’est tortillé pour s’adosser au mur. C’était un jeune beur avec un beau visage sensible. J’ai cru qu’il voulait s’asseoir tout en cachant sa nudité et qu’on pourrait parler. C’est alors que j’ai vu le canon d’un fusil monter à ma rencontre. Il le tenait caché le long de sa jambe dans la couverture. C’était de sa part une idiotie pure, compte tenu qu’à si peu de distance et de la manière que je me tenais, il me suffisait d’une fraction de seconde pour lui emporter la moitié du crâne.
Je suppose que dans son cerveau, la terreur et la haine l’avaient emporté sur tout autre sentiment. Dans le mien, il n’y avait plus que du vide. Je n’avais même pas vu qu’il y avait une fille étendue à côté de lui. Je ne l’ai même pas entendue hurler. Je me tenais dans une position de tir parfaite, l’épaule droite appuyée au chambranle de la porte. Le temps que le canon scié de son Remington décrive le court arc de cercle qui allait l’amener dans la direction de ma tête, j’aurais eu le temps de vider une moitié de chargeur. Pourtant, mon index est resté bloqué sur la queue de détente. Ça n’était pas que je ne voulais pas tirer, que je n’avais pas peur ou que j’avais envie de faire le malin. C’est que je ne pouvais plus.
Le garçon en a profité. Il a crié quelque chose. C’était peut-être une injure et peut-être pas. En même temps, il a tiré à deux mains. J’ai vu une courte flamme aveuglante jaillir à ma rencontre, quelque chose a explosé à ma droite dans le gros vacarme de la détonation, et j’ai senti qu’on me déchirait la figure. Je suis quand même resté debout. S’il s’était tenu convenablement, s’il en avait eu le temps, le môme aurait certainement pu corriger le tir et parvenir à doubler, mais sous l’effet du recul la crosse l’avait frappé dans les basses côtes et lui avait coupé le souffle. Il n’avait pas pu se reprendre. L’arme à la hanche, Muppet avait tiré trois fois, aussi vite que le permettait le mécanisme de son arme. Sous les impacts, le corps avait fait mine de s’enfoncer dans le mur avant de s’effondrer, disloqué, sur celui de la fille qui ne criait plus.
Je saignais. Je n’entendais plus rien et je saignais comme un goret. Je me tamponnais avec une poignée de mouchoirs en papier. J’avais retiré ma veste en cuir et Cari la tenait à la main. Il me couvait du regard. Je n’arrêtais pas de saigner. J’avais du sang sur la chemise, sur les mains et sur les cuisses. Tout le côté droit de la face me cuisait et j’avais la nuque paralysée. C’est qu’au moment de l’impact, j’avais rejeté la tête en arrière et que je m’étais fait moi-même le coup du lapin. Cari m’a tendu une cigarette allumée.
J’ai fumé en laissant pendre le menton sur la poitrine. Je regardais les gouttes écarlates s’écraser dans le lavabo crasseux. Nous n’avions pas quitté l’appartement. Je me trouvais encore dans cette salle de bains pleine de crasse dont la fenêtre était bouchée et la baignoire remplie de linge sale. Il s’y ajoutait l’odeur de sang, métallique et salée. Nous attendions les gens de la Criminelle, le Parquet et l’identité judiciaire. Le mort s’appelait Habib Sahraoui. Il avait vingt ans, était de nationalité française et titulaire d’une douzaine de condamnations par défaut. Il était recherché pour tentative de meurtre. Peu avant sa mort, il avait pris la direction d’une bande qui s’attaquait aux agents de sécurité, aux vigiles et aux caméras de télésurveillance. Ils s’en prenaient aussi à d’autres bandes et aux caisses de supermarché. Tout comme la société, le crime a son quart monde.
Je ne leur voyais pas beaucoup d’avenir. Malgré cela, il y aurait enquête sur les circonstances de sa mort, puisqu’on en savait la cause. Rien à y redire, sauf que j’étais pratiquement sourd.
Cari a voulu me rassurer. Il a affirmé en criant :
— Personne ne le pleurera.
— Quelqu’un le pleurera forcément. Tout le monde a une mère, une sœur, ou des frères.
— Ce fumier n’en était pas à son coup d’essai.
— Qu’est-ce que ça change ? Trop de guns partout, Cari.
Il m’a observé un court instant. Je ne devais pas être très beau à regarder. Il a remarqué :