J’ai eu à peine le temps de faire dix pas qu’Alex se jetait contre moi. Elle présentait tout le charme d’un ouragan, mais aussi bien des inconvénients. Dès qu’il s’est produit en elle un semblant d’accalmie, elle m’a serré de toutes ses forces, puis a expliqué d’un ton d’excuse :
— J’ai eu tellement peur. Je veux pas te perdre, tu comprends ?
Je comprenais en diagonale. Elle m’a pris le bras en me demandant :
— Ça te dérange, de conduire ?
Je n’étais pas invalide. Ça ne me dérangeait pas.
Lorsque j’ai reculé pour quitter la place de parking, j’ai vu les trois flics sortir l’un après l’autre du Florida. Ils affectaient la plus parfaite indifférence, mais n’avaient d’yeux que pour la Mercedes et pour son contenu. Ils aimaient bien Cohen, parce que celui-ci n’était jamais très regardant sur leurs méthodes, ni sur leur façon d’obtenir des aveux. Eux et moi, nous ne parlions pas de la même police. Plantés sur le trottoir, ils ont regardé la Mercedes disparaître au tournant.
Eux et moi savions seulement qu’il suffisait toujours d’attendre.
12
Alex ne dormait pas. Elle me serrait toujours contre elle de toutes ses forces. À sentir son cœur battre contre mes côtes, je mesurais aussi combien le temps passait. Seize heures. Je savais à quel genre de compte à rebours elle se livrait en silence. Il nous restait à peu près quatre heures avant que je retourne à la Nuit. Je savais ce qu’elle pensait. Elle a remis le couvert brusquement. Je m’y attendais d’un instant à l’autre. Contre ma jugulaire, elle a dit :
— Je ne crois pas que tu es trop vieux pour ce genre de truc. Je sais simplement que tu as failli te faire tuer. J’ai mis trop de temps pour te rencontrer. J’ai horreur de la mort. Je ne veux pas que tu meures.
— On meurt tous. Aujourd’hui, c’était pas le jour.
— C’est ce que tu cherches ?
— Quoi donc ?
— Te faire tuer.
— Non.
J’ai allumé deux cigarettes et nous avons fumé. C’était petit et triste, chez moi, mais un peu moins petit et triste lorsqu’elle était là. On entendait le bruit des trains. Je me suis levé refaire du café et quand je suis revenu avec un plateau, Alex pleurait en silence, les bras au-dessus de la tête. Je lui ai dit :
— Je n’aime pas que tu aies de la peine à cause de moi. Je n’aurais pas dû te parler.
— Je ne crois pas.
— J’ai seulement fait mon boulot, Alex.
Elle m’a reproché :
— Personne ne t’obligeait à y aller.
— Non. Personne.
J’ai posé le plateau sur ma malle en osier. Je suis retourné près d’elle, sous la couette. Elle avait le peau brûlante, sauf aux genoux et aux épaules. Je ne connaissais pas beaucoup de moyens d’atténuer son chagrin. Je me suis servi du premier qui m’est tombé sous la main. Nous avons fait l’amour. Elle a cessé de pleurer. Elle s’est mise à crier, à rire et à me labourer le dos comme une furie. Après, elle a confessé avec gravité :
— Dingue, le pied que je peux prendre avec toi.
— Délicat. Poétique et attendrissant.
— Je ne trouve pas. On ne t’a jamais dit que tu aurais pu faire de l’or, avec ta queue ?
— On m’a dit ça — et d’autres choses.
— Je veux pas que tu te fasses buter. Comment je ferais pour baiser, si tu te faisais buter ?
— Alex, fais un effort. Essaie d’imaginer. Il y a une vie après le cul.
— Non ?
— Si, réellement. Je te promets.
— Tu mens mal. Je sens bien, entre mes jambes, que tu mens très mal.
Je sentais, moi, que l’heure tournait. Je savais que le matin, la Dame en noir m’avait soufflé à la figure. Elle était passée très près, entre la balle à ailettes qui avait fait exploser le chambranle à moins de dix centimètres de ma tempe et moi. C’était bien un vilain baiser qu’elle m’avait planté bouche ouverte au passage. Il s’en était fallu de peu. J’avais failli tout bonnement perdre la tête. Alex m’a demandé :
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu as froid ?
— Très froid.
Elle m’a pris la figure dans ses mains, a plongé ses yeux dans les miens. Inutile d’essayer de le cacher, c’était un regard qui y voyait jusqu’au centre de la terre. Elle m’a dit, d’un ton de désarroi :
— Tu as peur.
— Oui.
— Tu as eu peur, ce matin ?
— Oui.
— Tu as peur et tu as honte.
— Oui.
— C’est pour ça que tu me baises toujours comme si on se trouvait sous un bombardement.
— C’est possible, oui.
Elle m’a giflé.
— Je ne veux pas que tu meures.
— On a tous nos petits soucis.
Nous avons pris le café au lit. Ensuite, j’ai glissé mon bras sous son cou et elle s’est mise contre moi en chien de fusil. C’était un tout petit peu de quelque chose qui ressemblait à de la paix. Le vent sifflait, la pluie claquait sur les tuiles. Elle crépitait contre les vitres. Un train s’ébranlait lourdement sur les rails. Il est passé en faisant trembler les murs. Alex ne disait plus rien. Je sentais son souffle paisible contre ma peau. Nous avons dormi plus d’une heure.
Ce sont les pas qui m’ont réveillé, bien avant le coup de sonnette. Je n’attendais pas de visite. Tout de suite, j’ai été debout, le pistolet le long de la cuisse. Je suis resté immobile à tendre l’oreille, pendant qu’Alex enfilait ma chemise à toute vitesse. J’avais d’abord pensé qu’on se lasserait, mais il y a eu un second coup de sonnette, puis j’ai entendu la voix qui me disait :
— Fais pas l’idiot, je sais que tu es là. Ouvre, il faut qu’on se parle.
C’était la voix de Yobe. J’ai enfilé mon jean et je suis allé ouvrir. J’avais toujours mon .45 au poing. Dans la lumière jaune du palier, j’ai entrevu une autre silhouette. J’ai dit à Yobe :
— Toi, tu rentres. Ton esclave reste dehors.
— Comme tu veux.
Il est entré. Il connaissait les lieux. C’était toujours le même grand type embarrassé de sa taille et bien bâti, encore que très empâté. Il portait un grand manteau gris sombre avec des manches raglan. J’ai consulté ma montre.
— Dix-sept heures vingt. Ça ne pouvait pas attendre ?
— Non. Ça ne pouvait pas attendre.
Il a déboutonné son manteau. Sa face dégouttait de pluie et il avait les épaules trempées. Il a sorti un magazine de sa poche et l’a tenu plié en deux — puis, à la réflexion, il l’a remis dans sa poche. Messager, triste messager. Il avait l’air à jeun. Je lui ai fait signe de me suivre.
Alex s’était réfugiée dans la petite chambre du fond. Je l’ai appelée. Subitement, la pièce a été plus qu’aux trois quarts pleine. Les yeux me brûlaient. J’ai flanqué mon colt sur le sous-main et je suis allé m’asseoir dans mon fauteuil. J’étais le dos à la fenêtre. J’ai allumé ma petite lampe. Sam Spade. Mike Hammer. Yobe se trouvait plongé dans la contemplation d’Alex. C’était un homme capable de reconnaître une belle chose quand il en voyait. J’ai claqué des doigts pour attirer son attention, puis je lui ai indiqué ma seule chaise.
— Tu peux prendre place. Si c’est ce qui te tracasse, la Dame n’a rien d’autre sur le cul. Sit down, Jimmy…
Il s’est assis avec lourdeur. J’ai tendu les doigts à Alex et elle est venue prendre place sur mes genoux. Yobe nous a regardés tous les deux. Il lui est apparu un drôle de sourire aux lèvres. Pas du tout ce à quoi je me serais attendu. C’était quelque chose de franc et de propre, comme s’il était réellement satisfait de nous voir ensemble. Yobe était un mouton, mais son fond n’était pas mauvais — c’était seulement un mouton qu’on avait essayé de dresser pour mordre. La férocité est quelque chose qui vous vient tout de suite, ou jamais. Yobe avait toujours fait son possible, mais il n’était pas homme à tuer au couteau, vite et sans bruit, une sentinelle qui se tient le dos tourné. Je ne pouvais certainement pas lui en faire grief.