Il y régnait une chaleur étouffante.
Je ne savais pas encore que j’allais y rester pas loin de treize heures, et peut-être tout le reste de ma vie après. Je me suis tenu, hébété, vacillant, sur le seuil de la pièce. On avait commencé à aligner des corps dans le fond. On les apportait dans des bâches en plastique blanc. Ils étaient rangés trois par trois, avec un grand souci d’ordre et de symétrie. J’ai allumé une cigarette, en proie à une douleur foudroyante du côté gauche de la tête. Elle non plus ne m’a jamais plus quitté. C’était rien pourtant, que des corps dans des bâches. Ils ne menaçaient personne et surtout pas moi en particulier. Je me suis retourné. Yobe et le patron de la Douze avaient disparu, de même que la plupart des galonnés. L’instant d’avant, ils se tenaient au ras du quai à converser à voix basse dans un idiome qui semblait étranger, l’instant d’après ont eût dit qu’un vent mauvais les avait tous emportés à l’autre extrémité de la planète. Pour un peu, on aurait pu les porter disparus. Il n’est plus resté que Gallard, le petit commissaire, Cisco Reyes et moi. Un très jeune officier de paix s’est approché. Il se mouvait avec raideur. Son visage altéré avait la couleur de la cire brute. Comme j’étais le plus vieux et que j’avais l’air de commander, il m’a salué réglementairement.
— O.P. Smadja, monsieur le Divisionnaire.
— Repos, vous pouvez fumer.
Il ne s’est pas détendu. Je suppose que l’observation stricte, toute militaire, de la forme et de l’étiquette était pour lui une sorte de carcan destinée à permettre de rester debout. Il m’a dit :
— À vous le soin, monsieur le Divisionnaire.
C’est à partir de cet instant que j’ai commencé à comprendre que le piège s’était refermé sur moi — et qu’il allait bien falloir que je le fasse enfin, mon voyage à moi, mon propre voyage quoi que ce soit au bout de ma sale nuit. C’était un aller simple. Si je l’avais tout de suite pressenti sans grand mal, j’ignorais encore quels en seraient les effets — les effets de cavitation d’une balle expansive dans un bloc de gélatine. Si je l’avais su, je me serais enfui tout de suite, devant tout le monde. Pour toujours.
La suite… J’avais naturellement commencé par biaiser. Les six premiers corps, je les avais fait expédier à la morgue après avoir seulement entrouvert les bâches tout juste le temps de s’assurer de la taille, de l’âge apparent de la victime ainsi que de son sexe.
Les ordres d’envoi étaient établis sous X. Moins d’un quart d’heure après, l’Étage des morts m’avait fait joindre par l’intermédiaire des radios de surface. Smadja était venu me repêcher.
Sur le parvis de la gare grouillant de monde, j’avais pris l’appel.
J’avais senti de la gêne aussi dans la voix à l’autre bout.
— L’I.M.L. tousse. Ils refusent la viande. Ils ne veulent pas de personnes non dénommées. Ils viennent d’appeler le cabinet du préfet. Les instructions du directeur P.J. sont formelles. Procéder à l’identification des corps. Retirer tout bijou ou objet de valeur. Établir un descriptif exact des blessures.
— Nous sommes trois, pas un de plus.
— Une équipe des catastrophes naturelles est en route pour vous renforcer. Procéder à toute constatation utile. Où est ton patron de division ?
— Pas la moindre idée.
— On cherche à le joindre. Tiens-moi au courant de tout.
— Impossible. Les portables ne passent pas à travers le béton.
— Trafique par la radio de la sécurité publique. Quelle impression ?
— Passablement moche.
J’avais passé cinq minutes à fumer dehors. Le ciel était rempli d’étoiles, mais une part de mon esprit avait d’ores et déjà cessé de fonctionner convenablement. Je suis redescendu. On nous avait ramené les premières bâches. Comme il n’y avait plus de place à l’intérieur, elles avaient été alignées sur le quai et il en arrivait sans cesse de nouvelles. C’était une noria qui ne semblait pas devoir prendre fin. En même temps, les gardiens devaient se battre contre des journalistes qui photographiaient depuis les quais d’en face en se glissant sous les wagons.
J’ai expliqué la situation à Cisco Reyes et au jeune patron.
— Merde, m’a déclaré celui-ci. Un vrai boulot de charognard.
Il était à cran. C’était un garçon trapu, d’ordinaire réservé et beaucoup moins inintelligent que la moyenne. Il m’a ordonné :
— Donnez-moi votre radio. Ces connards de l’état-major n’ont pas la moindre idée de ce qui se passe ici. Il nous faut du monde. Il vous reste quelqu’un à la Nuit ?
— Seulement le minimum pour expédier le tout-venant.
Gallard a essayé d’appeler. Ça ne passait pas. Il est monté émettre à l’air libre. Dans le local technique, il y avait déjà neuf bâches. L’odeur de sang était telle qu’on se serait crus dans un abattoir. Elle semblait pendre du plafond comme des draps mouillés. Quiconque entrait ne pouvait s’empêcher de tressaillir et de suffoquer. J’ai consulté ma montre. Elle indiquait vingt-deux heures dix. Le crash avait eu lieu à dix-neuf heures. Les corps avaient déjà trois heures d’ancienneté. Cisco a observé :
— Ça commence à schlinguer. La chaleur, je suppose. Dans une heure, ça va être insupportable. Pourquoi pas les expédier à l’I.M.L. et tout faire là-bas ?
— Aucune idée. Instructions formelles. On attend des gens des catastrophes.
Il a haussé les épaules et m’a indiqué avec gêne deux hommes qui se tenaient à l’écart, deux civils d’un certain âge, dont l’un portait un splendide complet crème. Cisco Reyes a ricané :
— Les gens des catastrophes. Deux.
Je me suis approché. Ils m’ont dévisagé avec ressentiment. Ils étaient divisionnaires comme moi. On les avait dérangés en pleine nuit. Ils appartenaient à une caste supérieure à la mienne. Il est juste de reconnaître que s’ils n’ont pas fait grand-chose par la suite, au moins ils ne nous ont pas handicapés en nous traînant dans les jambes.
Le visage fermé, le jeune commissaire est revenu et m’a rendu le portable.
— Ces têtes de nœud n’ont rien voulu savoir. Yobe le Mou a disparu corps et biens, de même que Numéro Un. Les types de la Douze qu’on a essayé de rappeler à domicile sont tous sur répondeur, même ceux de mes unités. Ou alors ils sont sortis en ville. Injoignables.
— Tous les flics ont un poste de télévision chez eux. Parfois plusieurs. La plupart d’entre eux regardent les informations de vingt heures. Même ceux de vos unités. Vous vous attendiez à quoi ? une levée en masse ?
Gallard m’a fixé. Il ne m’aimait pas beaucoup à cause de la réputation qu’on me faisait de dur, mais j’étais là. Il n’a rien répondu. J’avais une poignée de gants en latex dans ma poche de veste. J’en ai enfilé une paire et je lui en ai donné une. J’ai chargé Reyes de rédiger les ordres d’envoi que nous allions signer à tour de rôle, Gallard et moi, une fois notre besogne accomplie.
Il a fallu ouvrir chaque bâche, examiner chaque corps, fouiller les vêtements, qu’ils soient intacts ou en lambeaux et même empesés de sang, enlever bagues et bracelets, vider le contenu des poches. Difficile de tout se rappeler avec précision. Du sang, oui, beaucoup de sang, des lambeaux de chair, des os brisés d’où s’échappait de la substance médullaire. Des membres déchiquetés, tordus, des moignons sanglants ou calcinés. Je me rappelle le poids des bâches qu’on faisait glisser, de la douleur qui me broyait les reins et les épaules. Je me souviens de l’ankylose qui m’a envahi progressivement le cerveau. Très vite, tout n’a plus été qu’une succession de gestes automatiques. Très vite, nous avons cessé de parler pour quoi que ce soit d’autre que le strict nécessaire.