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Dans une autre vie, peut-être avait-elle été l’une de ces sombres et splendides grandes prêtresses Incas, dont les mains armées de couteaux d’obsidienne arrachaient à vif le cœur de leurs victimes pour les offrir ensanglantés, encore pantelants, en sacrifice au Dieu Soleil ou à l’un de ses homonymes. Peut-être dans une vie antérieure, n’avait-elle pas été sensiblement meilleure que moi.

15

À l’expiration des dix jours de repos qu’on m’avait accordés d’office, je me suis présenté à neuf heures à la Douze. C’était l’heure réglementaire de prise de service pour les fonctionnaires de jour. J’ai appris au secrétariat que Cohen était en congé. La fille m’a laissé entendre qu’il se trouvait maintenant assis sur un siège éjectable. C’était une gentille petite gosse qui portait un joli prénom. Violaine. Elle m’aimait bien, Violaine, peut-être parce que je ne l’avais jamais criée et que je lui rappelais son père. Sans doute souhaitait-elle me faire plaisir en m’annonçant ce qu’elle croyait être une bonne nouvelle. Il n’y avait pas que l’enfer qui pouvait être pavé de bonnes intentions, mais je m’en foutais. Il faisait dehors un pâle soleil aux allures tremblotantes. Violaine m’a demandé :

— Où tu étais ? Tout le monde t’a cherché partout.

— À la campagne.

— Tu as meilleure mine. Alors, c’est fini, la Nuit ?

— C’est fini.

— Tu sais où tu vas ?

À son ton crispé, j’ai deviné qu’elle, elle le savait. Elle n’avait pas envie de me le dire. Je n’ignorais pas que tout ce qui concernait l’aspect administratif du personnel lui passait dans les mains — le reste aussi. Je savais qu’en mon absence le couperet était tombé. La décision était conforme à celle qu’avait prédite Dobey. J’étais relégué en commissariat. La seule chose que je ne savais pas encore, c’était lequel.

Je me trouvais alors dans un état proche de l’indifférence. J’avais abandonné un moment Lady Day pour Mozart. J’avais fait pas mal de plomberie-zinguerie, j’avais abattu et débité quelques arbres parmi les plus pressés, j’avais faucardé une partie de l’étang et curé toute la longueur du bief qui l’alimentait en eau. Je m’étais occupé à des tâches robustes et saines, pour la plupart des besognes de plein air, qui avaient l’avantage de faire travailler nombre de muscles insoupçonnés et présentaient en outre l’intérêt de laisser la tête marcher toute seule pendant ce temps. Alex était presque toujours restée à mes côtés, à m’aider, à me parler, parfois seulement à me regarder faire pensivement. Deux ou trois fois, elle avait dû s’isoler dans la bibliothèque qui lui servait aussi de bureau pour passer des coups de téléphone et des fax. C’était sa vie, et pas la mienne. Elle avait aussi repris son entraînement. Elle semblait plus sereine. Peu à peu, les traces de coups sur son visage et son corps s’étaient estompées, mais elles n’avaient pas encore tout à fait disparu. Ça faisait comme un ciel de traîne après la tempête.

J’avais aussi beaucoup dormi. Je pouvais avoir meilleure mine.

En l’absence de Cohen, Yobe faisait fonction de patron de la Division. Comme il n’était pas encore arrivé, je suis sorti prendre un café à l’annexe. C’était un matin frais et clair, sans prétentions particulières. Il fallait le prendre avec la même simplicité.

Yobe se tenait accoudé au comptoir. Aucun de ses esclaves n’était en vue. L’étrangeté de la chose ne m’a pas frappé sur le coup. Lorsque je me suis juché sur le tabouret à côté de lui, il m’a adressé un regard amer, lourd de reproches, tout en remuant lentement la tête. Il a observé :

— Tu peux te vanter d’avoir foutu une belle merde.

C’était une entrée en matière qui en valait bien d’autres. Fernand m’a apporté une noisette, puis m’a donné la main. Il y a six ou sept ans, c’était entre nous une sorte de rituel. J’apparaissais à la porte et Fernand armait son percolateur avec la sûreté de geste d’un canonnier. Je me juchais sur mon tabouret. La machine à expresso accomplissait sa tâche, Fernand s’occupait de son côté. Lorsque la tasse était pleine, il venait me l’apporter. Ensuite, seulement, il me tendait la main. Nous n’échangions pas un seul mot. Il allait me chercher mon Parisien. Après seulement, on se parlait — lorsqu’on se parlait.

C’était la plupart du temps de chevaux et de femmes, comme bien des hommes seuls, peu prospères, et promis un jour ou l’autre à la salle commune. Ce matin-là, tandis que Yobe remâchait de sombres pensées, Fernand n’est pas allé me chercher le Parisien. Il est resté un instant à me regarder avec une étrange compassion, puis il est retourné servir les soutiers du tri postal et les yougos qui préparaient leur tiercé avec la gravité fébrile d’assesseurs aux municipales. On les aurait crus en plein dépouillement des présidentielles. Après tout, c’était bien avec leur avenir qu’ils jouaient aussi, d’une certaine façon.

Comme le silence de Yobe ne semblait pas devoir prendre fin, je me suis tourné dans sa direction. Il a évité mon regard avec un soin extrême. Peut-être venait-il de découvrir qu’il n’était pas très en règle avec lui-même. Rien de pire ne peut arriver à un homme, quelle que soit sa popularité — et même son absence de popularité.

— Chante ce que tu as à me chanter, Yobe.

— Putain, on t’a cherché partout.

— Je le sais déjà.

— Où tu étais ?

— Aucune importance.

— Là où tu étais, je suppose qu’il n’y avait ni radio, ni télévision.

— Tu te trompes. Il y avait tout ce qu’il faut. Même deux paraboles. Pas loin d’une centaine de chaînes. Je ne me rappelle pas qu’on ait passé dix minutes devant.

Il ne m’avait pas regardé une seconde. Il examinait ses grandes mains larges posées bien à plat de chaque côté de sa tasse, ses solides poignets qui dépassaient des manches de chemise. On aurait dit qu’il procédait à un inventaire minutieux. Peut-être était-il seulement en train de compter les pores de sa peau. Sans lever le front, il m’a dit :

— Je vais te donner un chauffeur et une voiture. Le juge d’instruction chargé du dossier Mallet veut t’entendre. Il a fallu faire des pieds et des mains pour qu’il ne te colle pas un mandat d’arrêt au cul.

— Motif ?

— Procéder à ton audition en qualité de témoin.

— L’information a été ouverte ?

— À la même date que la chasse au canard.

— Chef d’inculpation ?

— Homicide volontaire avec préméditation.

À tort ou à raison, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.

— C’est ça qui te rend si sombre ? C’est ma peau que je risque, pas la tienne. Écoute, Yobe, on va arrêter cinq minutes de jouer aux cons, tous les deux. Suicide. Carré. La procédure est passée à la signature. Chez toi, chez Cohen. Elle est passée au Parquet. Personne n’a moufté. Sur ce coup, je suis inredressable.

— Pauvre con, personne n’est inredressable. Jamais. Même pas toi.

À son ton de voix, j’ai compris que quelque chose de grave s’était produit. J’ai vidé ma tasse, j’ai commandé une autre noisette et Yobe a pris un demi. Quand il l’a porté à ses lèvres, j’ai remarqué que ses doigts tremblaient légèrement.

— Qu’est-ce qui se passe, Yobe ?

Il a remué des épaules fourbues.

— Le juge te le dira. Avant, les Bœufs veulent t’auditionner. Ils ont besoin de tes déclarations dans l’histoire du petit chaoui.

— Correct.

— Ils veulent aussi t’entendre dans l’affaire Mallet.