Выбрать главу

— Tout à fait compréhensible.

Yobe a braqué les yeux sur moi. Il a eu un renvoi et a remarqué :

— Cette saleté me donne des aigreurs d’estomac.

— Bois autre chose.

— Je peux pas. Je vais te dire… Mon père tenait une brasserie en Alsace, avant la dernière guerre. C’était un homme raisonnablement honnête. Très aimé de tous. Souvent, je regrette que les bombardiers alliés aient foutu l’usine en l’air. Le vieux est resté sous les décombres, autrement peut-être que moi aussi on m’aurait aimé, un jour.

— Je ne vois pas le rapport.

— Peut-être qu’il n’y en a pas. Pour Mallet, c’est la section de discipline qui s’occupe de ton cas.

— Discipline ?

— Je peux rien faire pour toi. Je peux rien que te donner une bille. Une toute petite bille. (Il a haussé les épaules.) Ça va te filer quoi ? Une demi-longueur d’avance ?

— Pourquoi tu ferais ça ?

— Si je le savais, je me mettrais des coups de pied dans le ventre. Les Bœufs ont l’impression que tu as omis quelque chose dans les constatations.

— Mes claouis. Ni manque ni omission.

Il a secoué la tête avec accablement. Il a soupiré comme s’il se rendait subitement compte qu’il avait affaire à un débile profond. C’était peut-être le cas. Il ne me regardait plus, de nouveau. Impassible, il a rapporté, d’un ton très neutre — un vrai ton de vrai flic :

— Ils disent avoir de bonnes raisons de penser que les procès-verbaux n’ont pas été rédigés dans le bon ordre.

Je me suis levé d’un bond.

— Ce qui veut dire ?

— Que les constates auraient été tapées après certains procès-verbaux d’audition de témoin. Notamment un, en particulier. Tu vois lequel ?

Je voyais lequel. Une froide colère m’a envahi.

— On joue plus, Yobe. Ma vie, c’est ma vie. Elle vaut ce qu’elle vaut et je m’en torche. Là on parle de conscience professionnelle.

Il a ri, d’un rire sourd et sans joie.

— Qu’est-ce que tu crois que ça peut leur foutre, ta conscience-chose, mon con joli ? Ils en ont rien à battre. Personne n’en a plus rien à battre. On leur a dit de chercher, ils cherchent. Tu ferais pas pareil, à leur place ?

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais essayé de me mettre à leur place.

— Quand on cherche, on trouve.

— Tu me connais. Pourquoi j’aurais fait ça ?

— Je ne te connais pas. Je connais plus personne. Cohen risque de sauter et moi aussi. L’affaire est remontée bien plus haut que tu l’imagines. Disquette ou pas disquette, je vais te dire. Maintenant, tout le monde s’en cague. Les comptes qui se règlent, tu n’en as pas idée. Moi non plus. Tout ça, c’est un panier de merde, mais c’est tes empreintes qu’on a relevées dessus.

Je commençais à avoir sérieusement les abeilles. Il a avoué :

— Si tu veux tout savoir, j’ai même pensé que tu t’étais arraché. Qu’on te reverrait pas de sitôt, ni à la Douze, ni sur la planète Terre. Tu vois à quel point ?

Je voyais. Je me suis campé sur les talons. En quelques minutes, il m’avait sérieusement bourré. La tête recommençait à me faire très mal. Je l’ai prévenu :

— Si tu veux pas prendre mon poing dans la gueule, tu vas me dire tout de suite pourquoi j’aurais chanstiqué le coup !

Il a tourné la tête, a bien pris ma mesure, puis a lâché avec mépris :

— Parce que tu couches avec la veuve, pauvre con.

Les bras m’en sont tombés. Yobe a haussé une dernière fois les épaules, puis, après avoir terminé son verre, il l’a examiné avec ressentiment.

— Strictement dégueulasse.

— Rien ne t’y oblige.

— Ce qu’ils veulent surtout savoir, c’est depuis combien de temps ça durait, vos petits fricotages, la greluche et toi…

Le juge paraissait la petite trentaine. C’était un homme mince, de taille moyenne, aux traits fins. Il portait des petites lunettes rondes à la Hiro-Hito, et ses cheveux mi-longs, peignés en arrière, étaient blancs comme neige. Il avait les yeux bleu glacier, mais son sourire n’était pas dépourvu d’une sorte d’ironie nonchalante. Il s’appelait Olivier Verdoux. En chandail et blue-jean, le verbe précis et facile, le geste désinvolte, une jambe jetée par-dessus l’accoudoir du fauteuil, il laissait une bizarre impression. Il avait un peu l’air d’un vieil étudiant attardé et sceptique, mais quelque chose indiquait aussi dans ses rapides coups d’œil pensifs que les composants de son esprit pouvaient provenir de la même usine que celle qui avait alimenté les bûchers de l’inquisition.

Il m’avait semblé bien jeune, tout de même, pour que la chancellerie l’eût chargé d’un dossier si sensible. La greffière était quant à elle une bonne grosse placide aux allures d’aide-soignante, pas méchante d’apparence pour deux ronds, mais qui avait l’air quand même de quelqu’un de très près de ses sous.

Verdoux m’avait tendu la main, tout en remarquant :

— Enfin. L’introuvable. Je commençais à me demander si vous existiez vraiment.

Sa poigne était ferme et sèche, très directe.

— Asseyez-vous. On en a pour un moment.

Je me suis assis. Il a attiré le dossier Mallet à lui. Il faisait à présent une bonne vingtaine de centimètres d’épaisseur. Il l’a ouvert. Toute trace d’affabilité a disparu de ses traits.

— Vous savez la raison de votre présence ici. Je suppose que vous venez des Bœufs et que mes questions n’auront plus d’attrait.

— Non, Monsieur.

— Ne me gonflez pas avec des formules à la con. Vous ne venez pas des Bœufs ?

Je l’avais pris à contre-pied. Il a semblé intrigué, mais pas forcément mécontent. Je l’avais été parfois moi-même, lorsque croyant percer les premières lignes de défense d’un suspect, je m’étais aperçu qu’il avait anticipé l’action en reculant plusieurs de ses pièces, abandonnant les courtines qu’il pressentait perdues d’avance. Peu de mes clients m’avaient procuré cette occasion jubilatoire de me mesurer à un ennemi retors et ambitieux. Verdoux a secoué la tête.

— Vous n’y êtes pas allé. Bien. De deux choses l’une. Ou vous êtes très con, ou vous êtes très malin. Peu importe. Dans les deux cas de figure, nous risquons simplement d’en avoir pour un peu plus longtemps que prévu.

Il a marqué une pause, que je me suis bien gardé de meubler de quelque manière que ce soit. Roule, ma poule. Je me tenais le buste droit, les mains à plat sur les cuisses. J’avais ma méchante veste en cuir et mon .45 à la ceinture. J’avais encore ma gueule de flic et je lui opposais ma froideur de flic. Il a souri comme un agent de pub.

— Je vais quand même vous expliquer la règle du jeu. Vous n’êtes personne. Je vous considérerai sans sympathie, mais sans antipathie non plus. L’homme ne m’intéresse pas, le flic pas davantage. Ce que je veux, c’est la vérité.

— Tomás de Torquemada disait la même chose.

— Un flic intello, bravo. Pas d’états d’âme. Je vais vous poser des questions. Acceptez-vous d’y répondre ?

— Oui.

— Je veux la vérité. Toute la vérité, mais seulement la vérité.

— Elle est consignée dans les actes de la procédure que j‘ai rédigés.

Son sourire a disparu. Il a commenté avec froideur :

— Défense classique. Ces procès-verbaux ne valent que jusqu’à preuve du contraire. Vous le savez, n’est-ce pas ?

— J’ai pratiqué la procédure pénale pendant près de vingt-cinq ans. Il m’est même arrivé de l’enseigner.

— Donc vous le savez. Vous fumez ?

— Jamais entre deux cigarettes.