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On mettait la pédale douce. On matait ses talons aiguille à la dérobée. On regardait la voiture stationnée à la diable. On reluquait son épaisse tignasse. On faisait des rapprochements qui n’étaient pas tous à son honneur, ni au mien, mais personne n’aurait eu l’idée de lui manquer de respect. Alex avait l’air d’être mon amie — et moi j’étais l’ami de Monseigneur. C’était suffisant pour nous assurer une impunité totale. Invariablement, elle demandait une double vodka sur de la glace pilée. Invariablement, elle me tapait une cigarette avant de s’accouder à côté de moi. Elle fronçait le nez. Elle m’avait avoué tout de suite le mal qu’elle pensait de ce bouge.

— Rien que des baltringues.

— Tu parles comme un flic.

— La faute à qui ?

— La faute à personne. Si la vie m’avait essayé dans un autre registre, peut-être qu’à présent je fréquenterais la buvette du Palais-Bourbon au lieu de ce rade.

— Tu y passes combien d’heures par jour ?

— Pratiquement autant qu’à l’Usine.

Malou savait que je tournais aux mauresques — Casanis et sirop d’orgeat. Elle apportait le verre d’Alex et en profitait toujours pour m’en remettre un. Malou m’aimait bien, parce que j’étais d’une correction absolue vis-à-vis d’elle. Je ne la tutoyais pas et il ne me serait jamais venu à l’idée de lui faire des avances. Elle était affligée d’un magnifique corps de panthère comme d’autres le sont d’un strabisme divergent. C’était sa forme de fatalité à elle et je ne voyais pas de raison d’aggraver le score. Jamais je n’ai été partisan d’hurler avec les loups — même pas avec des loups en chaleur.

Je buvais, je papotais, je regardais la rue tandis que la nuit tombait. Avec le soir, Bardineau revenait de ses courses avec les huissiers. Il touchait sa petite enveloppe, il se faisait offrir un coup à boire et chacun s’en retournait chez soi. Je restais le plus longtemps possible. Je m’engourdissais. Quand il parvenait à me harponner, Le Fennec me racontait ses histoires de djebel. Malou faisait mine d’essayer de le chasser à coups de serpillière. Le Fennec se reculait hors de portée, plongeait la main dans son pantalon. Il faisait sortir par la braguette un index qu’il agitait avec frénésie. Il rigolait comme un bossu.

— J’ai plus qu’un œil, mais j’ai toujours ma queue. Regarde !

Malou riait à pleines dents. On la disait portée sur la chose et très partageuse. Elle se moquait.

— Mon pauvre bichon ! C’est tout ce qui te reste ? C’est bien la peine. Ton paquet, c’est pas un cadeau. C’est pour ça qu’on t’appelle Le Fennec ? Dis donc, quand tu vas aux putes, il doit te falloir des cales !

Il s’approchait du zinc, il rigolait. Il prenait des coups de serpillière. Il rigolait plus fort. Subitement, tout se calmait. Le Fennec braquait sur moi le regard fixe de son œil mort, puis tout aussitôt après, celui gai et rieur de l’autre. C’était un homme très maigre, au visage profondément marqué et aux traits creux, mais qui semblait receler en lui une mystérieuse et insondable réserve de joie intérieure. Il ne fallait pas sourire. Si j’avais l’air de vouloir sourire, il venait à moi, il me taxait d’une cigarette et d’un verre. Un verre pas cher, il ne buvait que des petits rouges et jamais plus d’un à la fois. Il me parlait des Aurès. Monseigneur lui avait montré l’article de Match. Il se plantait au garde-à-vous quand on lui en laissait la place. Il m’aboyait sous le nez :

— Sergent-chef Pierre Amédé Marie. Marie comme Joseph, mon commandant ! Natif de Lann-Bihoué, mon commandant !

— Bien, bien, repos.

Il ne lui restait plus qu’un toupet de cheveux rouges sur un côté de la tête. Il se dressait sur la pointe des pieds, il récitait tout d’un trait, régiment, bataillon, compagnie, matricule. Il vociférait.

— Croix de guerre, médaille militaire, sept citations. À vos ordres, mon commandant !

Tout était minutieusement exact d’un bout à l’autre. Il saluait de nouveau. J’étais toujours très gêné. Je lui faisais remarquer avec sévérité :

— On ne salue pas tête nue, sergent.

Du coup, il saluait encore, plusieurs fois de suite, comme on éternue à répétition.

— Oui, mon commandant. Bien, mon commandant.

Il buvait son verre. S’il me sentait de bonne humeur, il en reprenait un second, mais jamais plus. Il aimait me parler des Aurès. Il m’en parlait en termes de « coordonnées chasse », aussi les lieux devenaient-ils des suites mystérieuses de lettres et de chiffres qui m’étaient à présent incompréhensibles. Il ne parlait jamais en revanche de l’instant où la mine antipersonnel avait mis fin à son existence d’homme. Sa mémoire s’arrêtait un instant auparavant, dans des éboulis de schiste, sous deux maigres centimètres de neige sale. Quand il avait encore ses deux yeux et une paire de couilles, comme tout le monde.

Je comprenais qu’Alex n’aimât pas mes baltringues. Je ne les aimais pas beaucoup non plus, en un sens. Personne n’aime jamais vraiment ceux qui vous renvoient, ne serait-ce que de manière fortuite et intermittente, le reflet de votre propre misère. On préfère tourner le dos. Je me plantais au bar, un pied sur la barre en cuivre. Je buvais. J’écoutais, je regardais. Je ne copinais pas avec les jeunes poulets du commissariat.

Hors des heures légales, je ne me sentais pas d’humeur à supporter des discussions de flic, et encore moins à recueillir leurs états d’âme. Ils se mettaient à un bout du comptoir et moi à l’autre. J’avais ma place. C’était aussi celle de Monseigneur. D’où je me tenais, on pouvait tout surveiller, y compris l’entrée du quart et même la sortie des artistes. C’était une existence réduite, mais elle me convenait à merveille.

Vers la fin de l’ère glaciaire, deux choses se sont produites le même soir. L’une était prévue depuis le début de la semaine, l’autre était imprévisible pour moi. J’attendais Alex. C’était un vendredi soir. Dès le matin, j’avais emporté un petit bagage. Alex voulait que nous allions passer le week-end à la campagne. Elle s’inquiétait des effets du gel. Il avait fait des moins quinze dans le Tonnerrois. Je comprenais ses angoisses. Un autre commissariat assurait la permanence sur l’arrondissement. Les choses auraient pu tomber plus mal.

Au Narval, il y avait moins de monde le vendredi soir que le reste du temps. La salle était déjà à demi-vide. Alex m’avait prévenu qu’elle passerait tard. Compte tenu des bruits qui couraient sur moi, un entrepreneur en bâtiment m’avait pris en estime. Dans son esprit, il allait de soi que je militais au Front national. C’était un franc salaud, gras et insinuant, et qui se comportait toujours avec moi de manière obséquieuse. Ce soir-là, il tenait à toute force à m’offrir un verre. Je n’y tenais pas le moins du monde. Malou observait la scène avec appréhension. Elle avait plus d’heures de vol qu’un Dakota. Son instinct l’a poussé à dire au type, à mi-voix :

— Laisse, Ernest. Tu vois bien que Monsieur ne veut pas.

— Espèce d’enculé. Qu’est-ce qu’il a, mon fric ? Il pue ?

Je n’ai rien répondu. J’ai serré les poings et lui aussi.

— Pas de ça ici, a prévenu Malou.

Je savais qu’elle avait la main sur son nerf de bœuf, sous le comptoir. J’ai rouvert les poings. Le type est parti en bousculant le peu de monde qu’il y avait encore du côté des cigarettes. Malou m’a remis un verre. Je l’ai remerciée sans un mot. Je ne pouvais plus parler. Pour les empêcher de trembler, j’ai posé mes deux mains bien à plat sur le zinc, côte à côte. En relevant les yeux, j’ai vu qu’un homme entrait. Il avait un peu plus de la cinquantaine. Il portait un manteau vert pâle avec le col en astrakan. Il avait une écharpe bordeaux autour du cou. Tout en lui respirait l’ancien lardu. Il est rentré en coup de vent, avec sur son visage rond, ankylosé de froid, l’expression d’un homme qui en cherche un autre tout en souhaitant ne pas donner l’impression qu’il l’a trouvé, le moment venu. J’avais joué des centaines de fois à ce petit jeu.