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J’aurais dû me méfier. La femme s’appelait Alexandre Brandt. Elle était née le 12 décembre 1967, à Paris XIIIe. Elle était de nationalité française. Je tripotais son passeport sans intention bien définie. Sur la photo qui remontait à quelques années déjà, elle arborait une tignasse de rockeuse. Je lui ai résumé :

— Carré. À dix-huit heures, votre type quitte son bureau, rue des Saints-Pères. La secrétaire le dit fatigué et tendu. Son chauffeur confirme ces assertions. À dix-neuf heures dix, il passe à sa permanence électorale où il reste un quart d’heure…

Elle avait un physique à aimer la queue. C’était une chose que je me disais souvent pour me rassurer, pour me dire que la vie suivait son cours et les planètes le leur. Elle tripotait l’anse de son sac. Qu’est-ce que je pouvais en savoir, de ce qu’elle aimait ou pas ? Elle a demandé :

— … Et ?

— À vingt heures, pour des raisons qui lui sont propres et ne regardent que lui, il lâche son chauffeur pont d’Austerlitz… À vingt heures vingt, il prend une chambre au Biarritz. Paiement par American Express. Il s’y boucle. À tout le moins, personne ne le voit entrer ou sortir. On ne le remarque pas plus au bar qu’au fumoir, ni dans les couloirs. La Laguna ne bouge pas de place. À vingt-deux heures, il se fait monter une collation et une bouteille de Chivas… À zéro heure dix, il reçoit un premier appel de l’extérieur, auquel il ne répond pas…

— Collation. Drôle de terme. Les autres appels ?

— Pas d’autres appels : un second appel. Il ne lui est pas directement adressé. Origine et personnel inconnus. À trois heures du matin, quelqu’un téléphone au portier de nuit. Toujours de l’extérieur. Selon les dires du loufiat, le correspondant — anonyme — prétend qu’il s’est produit quelque chose de grave, chambre 609… Quelque chose de très grave… Raccroche sans autre précision. Impossible de se rappeler si la voix est celle d’un mâle ou d’une femelle… Le temps qu’on hésite, qu’on se décide, qu’on vérifie… Que la machine se mette en branle, que l’appel soit répercuté… D.P.J. avisée à quatre heures dix. Sur place à quatre heures quinze. Voilà.

Elle me regardait de loin. Moi, je la regardais penser. Rien que des choses prévisibles, des engrenages qui s’enclenchaient, des rouages qui se mettaient en branle — pas grand-chose de personnel. Beaucoup moins affectée que je ne l’avais craint, et c’était tant mieux. Déjà, je pensais à tout autre chose. La procédure relative au suicide, probablement consécutif à une absorption massive de barbituriques, ne comportait déjà pas moins de onze procès-verbaux, à présent. Compte tenu de la personnalité particulière du défunt, tout le groupe s’y était mis sans tarder. J’avais carillonné partout — partout où il le fallait.

L’Étage des morts avait été tenu au courant pratiquement en continu. Tout était clouté. Je n’y pensais déjà presque plus. Je pensais au moment où je m’endormirais enfin, pour vingt minutes ou une heure.

La jeune femme me regardait toujours. Son visage hâlé et son corps, pour ce que j’en devinais, étaient ceux de n’importe laquelle de ces cover-girls grillées de soleil, qui ornent la page centrale des magazines pour hommes. Peut-être l’était-elle réellement, cover-girl. Seuls, ses yeux n’avaient pas d’âge. Ils n’allaient pas avec le reste. Opaques, on les aurait imaginés noirs et durs, alors qu’ils n’étaient qu’ardoise foncé. Ils semblaient par instants trahir une sorte d’étrange et incurable vulnérabilité. Souvent, c’est seulement de la myopie. À un moment, elle a tendu les doigts vers mon paquet de cigarettes.

— Je peux ?

— Vous pouvez.

C’était peut-être sa manière de faire la paix avec moi ou avec elle-même. Sans doute plus avec elle-même qu’avec moi, car je ne comptais pas dans le tableau. Rien qu’un messager. Elle s’est servie, avec des doigts gourds et qui semblaient passablement trop nombreux, mais c’est moi qui lui ai donné du feu avec mon Zippo cabossé. Il en avait vu d’autres et moi aussi. Presque pas de lumière dans le bureau, et pas de blues. Wee-wee hours… Elle a eu son étrange sourire uni, lisse et feutré — un sourire en détaxe. Elle a observé, d’une voix sourde et sans timbre :

— Ni chaud ni froid, n’est-ce pas, Inspecteur.

— Franchement ?

— Franchement.

— Votre mari est mort…

— Ça n’était plus mon mari. Plus depuis quatre ans.

— Officiellement…

Elle a remarqué d’un ton difficile, mais à juste titre :

— Officiellement, ça ne veut rien dire, Inspecteur.

J’ai haussé les épaules et repris aussitôt :

— Un homme est mort. Peu importe qui et pourquoi. Cet homme est mort de son propre fait. Personne ne l’a forcé à absorber une dose létale de barbituriques, ni ne l’a molesté ou battu pour l’y contraindre. On ne lui a pas tiré une balle dans la bouche ou planté un pic à glace dans la nuque. On ne l’a ni défenestré, ni criblé de flèches empoisonnées. Personne ne lui a roulé dessus en voiture.

— Létale… Vous êtes très positif.

— Vous vous attendiez à quoi ? Des condoléances ?

— Insolent ?

J’ai bougé les épaules. Même l’insolence était devenue un luxe auquel je ne pouvais plus faire face. La colère aussi, d’ailleurs. À peu près tous les sentiments des vivants, par le fait, excédaient à présent mes forces et surtout mon courage. J’ai remarqué :

— Dans la Laguna, sous le siège avant, nous avons trouvé un Beretta automatique quinze coups. Calibre neuf millimètres — arme de guerre. Une cartouche était engagée dans la chambre. Chargeur plein. Je ne vous interroge ni sur la présence, ni sur la destination de cette arme…

Elle a souri avec insistance :

— Vous ne m’interrogez pas ?

— Je ne vous interroge pas. S’il y a lieu, les services préfectoraux établiront que le décédé possédait une autorisation de détention — et peut-être même un permis de port d’arme. Presque tous les voyous en obtiennent, de nos jours, et de n’importe quel acabit, alors pourquoi pas lui ?

Son sourire s’est fait plus incisif, plus franc. Elle a remarqué avec amusement :

— Première faute de goût, Inspecteur.

— Faute de goût ?

— Faute de goût… Drôle de chose, pour un dur…

— Je ne suis pas un dur. Les durs me bassinent. Les autres aussi, pour parler franc…

Elle a écrasé sa cigarette dans le cendrier, s’est accoudée à mon bureau et m’a dévisagé avec cette tranquillité étudiée que donne l’assurance de l’impunité sociale. Elle a déclaré sans froideur :

— J’ai connu un homme dans votre genre, il y a une dizaine d’années. Lui aussi commettait ce genre de fautes de goût… Entier, autoritaire, ambitieux… (Elle a ricané, et ça ne lui allait pas, ça la rendait dure et laide, presque hors d’âge, puis a grincé sans douceur :) Voyous… Que connaissez-vous des voyous ?

— À peu près tout ce que vous savez, vous, des putes.

Elle n’a pas blêmi, mais ses poings et ses mâchoires se sont contractés. Pas très grande mais bien bâtie, elle aussi. Trop grande et trop bien bâtie pour moi, de toute façon. Trop pleine de santé. Une sorte de fatalité. Elle a pris deux profondes inspirations, les coins de sa bouche se sont un peu affaissés, et au moment où je m’y attendais le moins, alors que je pensais que, sous le coup de la rage qu’elle ne parvenait pas tout à fait à dissimuler, elle allait se lever pour tenter de me gifler à tour de bras, elle a émis un rire rauque et sourd, tellement sagace et amer qu’il m’a pris à contre-pied. Elle a ri, a sorti ses propres cigarettes de son sac et s’en est allumé une, puis a secoué la tête :