— Vous désirez ?
Mes façons peu amènes ne le rebutent pas.
— J’ai cru comprendre que vous étiez le fameux commissaire San-Antonio.
On a beau être un flic blasé, une flatterie fait toujours plaisir. C’est humain, non ?
— En effet, qu’y a-t-il pour votre service ?
Il soupire…
— Peut-être est-ce moi qui peux quelque chose pour le vôtre.
— Pas possible !
— Sait-on jamais !
— Je ne suis pas très fortiche pour les devinettes, vous savez ; on pourrait peut-être discuter un peu plus clairement, non ?
Il a un signe d’acquiescement.
— En effet…
— Alors ?
— C’est bien vous qui vous occupez de l’affaire de Genève, n’est-ce pas ?
— Comment savez-vous ça ?
Il ne répond pas. Un curieux petit sourire voltige sur ses lèvres minces.
Je détaille le type. Il peut avoir une cinquantaine d’années. Il a les cheveux poivre et sel, avec beaucoup de sel. Son visage est soigné. Ses yeux bleuâtres sont pétillants d’intelligence…
Il est nippé avec beaucoup de recherche.
— Peut-être pourrais-je vous apprendre des choses intéressantes, monsieur le commissaire…
— Qui êtes-vous ?
— Un nom, c’est si peu de chose… Je suis certain que le mien ne vous dirait rien…
— Allez-y, je vous écoute…
— Pas ici.
— Vous voulez venir dans mon bureau ?
— Surtout pas…
— Alors ?
— Alors, suivez-moi… Je vais vous conduire dans un endroit pittoresque.
— C’est vrai ?
— Oui. Si vous avez peur, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous vous fassiez accompagner.
Ma parole, il me prend pour une pucelle, ce type. Je tapote mon Lüger.
— Mon feu et moi n’avons peur de rien lorsque nous sommes ensemble, je lui dis.
CHAPITRE XI
IL N’Y A PAS BESOIN DE PRENDRE UN BILLET CHEZ COOK POUR PARTIR EN CROISIÈRE
Nous quittons la brasserie.
Un soleil frileux traînasse sur les trottoirs. Il y a je ne sais quoi de piquant et de foufou dans l’air.
— Prenons un taxi, préconise mon mentor.
— Inutile, j’ai ma voiture.
Il n’émet aucune objection. Il grimpe à mes côtés.
— Où allons-nous ?
— Remontez les Champs-Elysées jusqu’à l’Etoile. Prenez l’avenue Foch. Coupez à travers le Bois de façon à rejoindre la Seine à la hauteur du pont de Saint-Cloud…
— Très bien.
Tout en conduisant, je me convoque pour une petite revue de détail.
Il est évident que ce type me guettait dans la brasserie. Il ne cherchait que l’occasion de faire connaissance.
Quel but poursuit-il ?
S’il désire m’affranchir au sujet de l’affaire de Genève, c’est qu’il sait quelque chose, faut être logique ou bien aller se laver les pieds !
S’il sait quelque chose, c’est qu’il est, de près ou de loin, mêlé à l’affaire qui nous intéresse.
Alors, quel intérêt a-t-il à éclairer la lanterne d’un policier ? Que peut-il espérer d’un flic ?
Rien de bon.
A moins qu’il ne poursuive un but obscur, comme par exemple la vengeance.
Mais ce sont les types du milieu qui se vengent ! Et lui, si je m’en rapporte à mes connaissances morphologiques, aurait plutôt tendance à être duc de Patagonie…
Enfin, ouvrons l’œil et attendons les événements. Le chef le disait il n’y a pas un quart d’heure : les matuches ont un auxiliaire de première… bourre, si je puis me permettre ce jeu de mots (et il n’y a pas un foie blanc qui puisse me le refuser !), c’est le hasard.
Mon mec aux cheveux gris, c’est le hasard.
J’aurais plutôt tendance à le trouver sympa…
Je suis l’itinéraire qu’il m’a tracé. Je contourne l’Arc de Triomphe et fonce dans l’avenue du Bois. Le soleil a fait sortir toutes les petites putains du secteur qui viennent faire le racolage motorisé. Elles sont gentillettes dans l’ensemble ; mais faut être le dernier des tortibacs pour cigler une mousmé alors que l’univers est plein de fillettes qui ne demandent qu’à se propager dans les nuages avec un gars sachant chasser.
Nous passons devant le vieux moulin à vent de Longchamp.
Il y a des petits oiseaux dans les arbres… Voici la Seine…
Mon voisin n’a pas proféré une parole. Il est adossé à la banquette, perdu dans des méditations à grand spectacle.
— Alors, je lui demande, le programme ?
— Suivez la Seine, doucement… Je vous dirai lorsqu’il faudra vous arrêter.
Je prends une allure de taxi en maraude.
— Stop ! dit-il soudain.
Je freine.
L’homme aux cheveux gris se tourne vers moi.
— Nous voici à pied d’œuvre, déclare-t-il.
— C’est ça, fais-je. Alors je vais vous dire deux mots. Je n’ai pas l’habitude, mais alors pas du tout ! de suivre le premier type venu… Une souris, je ne dis pas, surtout si elle est convenablement carrossée, mais un type, jamais ! Vous allez illico me lâcher un peu d’éclairage sinon je suis tout à fait capable de vous arrêter sous le premier prétexte qui me traversera le ciboulot, vu ?
Il ne se frappe pas. Son flegme m’exaspère, mais aussi il m’en impose.
— Commissaire ! dit-il sur un ton de reproche. Commissaire, je comprends fort bien votre ressentiment et votre nervosité. Pourtant, je vous prie de considérer une chose : un homme qui apporte à la police des éléments intéressants sur une affaire ne tient pas à s’extérioriser beaucoup. Il ne se manifeste en général que pour dire l’essentiel. L’essentiel pour nous, c’est de vous avoir conduit jusqu’ici et de vous désigner la péniche peinte en gris fer qui est amarrée là.
Je me penche et j’aperçois en effet plusieurs péniches dont l’une est peinte de la couleur qu’il dit.
— Il n’y a personne à bord, déclare mon compagnon. Elle est déserte, mais je suis certain que l’examen de ce petit bâtiment serait extrêmement instructif pour un homme comme vous…
Il ouvre la portière de son côté… Il descend, soulève son chapeau et, comme un taxi passe à proximité, lui fait signe…
Je le regarde grimper à l’intérieur… Je n’ai pas le temps de faire un geste. Tout cela s’est passé très vite et d’une façon… comment dirais-je ? logique ! Je n’ai pas eu le désir d’intervenir… Je me contente de noter mentalement le numéro du taxi…
Je me décide à quitter mon tréteau… Une espèce de douce torpeur m’envahit. Je suis dans l’état d’un amoureux qui voit sa poule faire le poireau à l’endroit convenu pour leur rendez-vous et qui retarde le moment de la serrer contre lui…
Cette péniche a un mystère.
Même si c’est une honnête péniche. Elle aura servi de prétexte à un homme pour m’attirer à un point de Paris très défini.
Je la regarde. Effectivement, aucun signe de vie ne se manifeste à bord. Elle repose sur l’eau grise comme un grand corps de bois. Une mince passerelle la relie à la berge…
La petite porte ripolinée du rouf est fermée. La courte cheminée ne fume pas…
C’est une citerne. Son nom est écrit en caractère fantaisie à l’arrière : Hercule.
Assez prétentieux pour une banale péniche…
A la fin, je me décide à agir. Je descends de voiture, puis je dévale le remblai conduisant à la berge.
L’eau clapote doucement. Je m’engage sur la planche flexible et je parviens sur le pont sans encombre… Je pousse du pied la porte de la cambuse. Un escalier raide comme une échelle est là…
Je sors mon feu. C’est un geste qui s’impose lorsqu’on met le pied dans un coin inconnu.