Il paraît très agacé.
— Dieu ! que de temps perdu… Pour arriver à quoi, je vous le demande ?
« Commissaire San-Antonio, dans la chambre de l’hôtel où vous étiez, vous avez percé un trou. Cet orifice vous permettait d’observer les faits et gestes de Gerfault. Vous l’avez vu se suicider, mais, auparavant, vous l’avez vu cacher ce disque. Et vous vous en êtes emparé… Qu’en avez-vous fait ? Il nous le faut… »
— Je ne sais pas du tout de quoi vous voulez parler !
Alors l’homme aux cheveux gris se tourne vers Crâne-pelé, le nommé Banski.
Celui-ci n’a pas bronché depuis le début de cette conversation. Il est demeuré sagement assis sur sa marche, suivant le dialogue et les faits et gestes en caressant son revolver.
— Banski, dit mon ravisseur, le commissaire ne sait pas de quoi je veux parler…
L’homme se dresse lentement. Il s’approche de moi, massif et menaçant. Instinctivement je me mets en garde ; il paraît ne pas voir cette attitude défensive.
Avec une promptitude inouïe, son bras se détend et je reçois le tranchant de sa main en plein sur le cou. J’en ai le souffle stoppé net. Pas moyen de le retrouver… Aujourd’hui c’est le sale jour pour mes poumons… Je suffoque, je me tords… Je tombe de mon siège…
Ça bourdonne dans ma calebasse comme dans un transformateur. Une vapeur rouge m’enveloppe. Je me mets à quatre pattes et je fais un effort terrible pour dégueuler mais sans résultat…
Le cou me brûle, j’ai tout le tube respiratoire en feu. A moi les pompelards ! Amenez les extincteurs et les ballons d’oxygène…
J’essaie d’avaler ma salive, j’y parviens… Je respire avec précaution, ça peut coller… Seulement ma poitrine recommence à me faire souffrir horriblement. Pendant dix secondes je me dis que la vie est une infection de première. Que si j’avais un flingue à ma disposition je me ferais péter le dôme, etc. Mais heureusement le pessimisme s’entend aussi bien avec San-Antonio que le sucre avec un diabétique. Je reprends goût à l’existence.
Péniblement, je me remets sur mon tabouret. Je regarde mes côtes — si je puis les appeler ainsi ! — et je m’ébroue…
— Joli coup, fais-je à Banski. Je le connaissais déjà, mais pas exécuté avec un tel brio…
— Oui, dit l’homme aux cheveux gris, il a des tours très au point.
« Je vous avouerai, poursuit-il, que personnellement je ne partage pas du tout le penchant de Banski pour la manière forte… Mais lorsqu’il n’y a pas moyen d’agir autrement, n’est-ce pas ?
— Ben voyons, je fais en grimaçant un sourire.
— J’espère, reprend-il, que vous avez retrouvé la mémoire ?
— Je ne l’avais jamais perdue…
— Alors, ce disque ?
Je prends mon courage à deux mains.
— Je ne sais toujours pas de quoi il est question…
L’homme aux cheveux gris se tourne encore vers Banski.
— Je me doutais bien que les grands moyens seraient nécessaires.
CHAPITRE XIII
LES GRANDS MOYENS DE CES BONS MESSIEURS !
Les grands moyens !
Si le coup de paluche du zouave n’était qu’un hors-d’œuvre, j’aime mieux lâcher tout de suite la rampe.
Ma position n’est pas enviable. Même le gars qui traverse les chutes du Niagara sur un fil, avec les yeux bandés, ne voudrait pas troquer sa gâchouse contre la mienne.
Je ne me fais pas d’illusion. Si je parle du disque, ils me buteront dès que je leur aurai appris la façon dont je me le suis fait ravir… Et si je la boucle, ils me feront tellement de trucs inavouables pour me forcer à parler que je ressemblerai davantage à un paillasson hors d’usage qu’à un as des services secrets lorsqu’ils me cloqueront dans la tirelire la balle libératrice.
Donc, faut que j’y mette du mien pour sortir de l’impasse. Et ça n’est pas en leur bonnissant la dernière de Marius et Olive que je les amadouerai.
Voilà le gros pelé qui s’approche à nouveau. Je bondis en arrière et je biche mon tabouret par un pied. Je le lève aussi haut que me le permet le plafond bas de la cambuse et je le lui abats sur le crâne.
Je sais bien qu’il ne s’agit que d’un modeste tabouret de bois blanc, mais croyez-moi ou allez vous laver les pieds, ça fait autant d’effet à Banski que s’il recevait une goutte de pluie.
Il continue d’avancer sur moi, la tranche rentrée dans les épaules, l’air de moins en moins commode.
Alors, comme il ne me reste pas d’autre recours, j’accepte le corps à corps. Je feinte et je lui place un crochet du droit à la pommette. D’ordinaire, un machin comme ça endort une vache, son veau et son mari… Mais ce mec doit être en fonte car il ne fait pas un pas en arrière.
Simplement il détend son bras et recommence son coup de palette de tout à l’heure. En plus fort.
Du coup je sens qu’entre l’existence et moi il y a incompatibilité d’humeur. J’émets un râle étouffé et je m’effondre…
Je sens, par-delà ma souffrance, que le gros fumelard me ramasse et me charge sur ses épaules… Il grimpe l’escalier.
Je mets tout ce qui me reste de vitalité pour essayer de récupérer un filet d’air. Nous émergeons au-dehors et le vent de la nuit m’aide puissamment. Le gorille fait quelques pas ; il s’arrête… Toujours comme dans un rêve j’entends un grincement. Banski me met à la verticale… Mes pieds s’enfoncent dans du vide, mes jambes suivent…
Des parois dures me meurtrissent le corps de tous les côtés… Je réalise vaguement ce qui se passe : cette essence d’ordure me plonge dans l’une des citernes de la péniche.
Soudain il me lâche ; je fais une chute que je trouve interminable. Puis mes pauvres nougats entrent en contact avec le sol de fer. Cela fait baoum ! Il me semble que je viens de percuter un gigantesque tambour.
A ma douleur respiratoire s’en ajoute une autre, à la cheville.
Je m’assieds dans le monstrueux récipient.
Je lève la tête et je découvre un disque de nuit. La silhouette d’un visage s’insinue dans le disque ; celle de l’homme aux cheveux gris.
Il me parle. Sa voix résonne étrangement dans le réservoir. Le vide métallique lui donne des inflexions amples et sonores.
— San-Antonio, vous m’écoutez ?
— Plus ou moins, je réponds.
— La mémoire vous est-elle revenue ?
— Si c’est de ce satané disque que vous parlez, je doute qu’elle me revienne jamais…
— Dommage pour vous décidément, vous savez ce que nous allons faire ?
Je ne puis répondre. En reprenant mon souffle je m’aperçois que le coin où je me trouve emboucanne l’essence… L’âcre odeur me suffoque. Je tousse comme un perdu.
La voix de mon tourmenteur reprend :
— Nous tenons à détruire cette péniche. Elle est divisée en trois citernes. Vous êtes dans celle de l’avant, celle du milieu est remplie d’essence. Nous allons ouvrir le canal de communication de manière que le contenu de la seconde citerne passe dans la vôtre.
— Charmant…
— Vous ne plaisanterez plus dans un instant…
— Vous croyez ?
— J’en suis persuadé, monsieur le commissaire… Lorsque ce transvasement sera terminé, il est probable que vous serez noyé… dans l’essence, ça doit être particulièrement désagréable. Si par hasard vous ne l’étiez pas, vous profiteriez de l’incendie que nous allumerons à bord… Beau feu d’artifice, mon bon commissaire… Belle fin pour un policier.
Il ricane…
— Réfléchissez… De temps à autre je viendrai voir si vous êtes revenu à de meilleurs sentiments… Bonsoir…
Il rabat le couvercle de la citerne. Le disque de nuit étoilée disparaît et je me trouve englouti dans la vraie nuit…