Un instant passe.
Et soudain un flot de liquide me tombe sur les épaules.
Ces vaches font comme ils ont dit… C’est de l’essence qui s’écoule à flots épais dans mon réservoir… C’est une drôle de sensation, je vous jure… Je préférerais être ailleurs, n’importe où mais ailleurs…
Je me retire au fond de la citerne afin de ne pas recevoir la trombe sur le râble.
Fichtre, ce que ça pisse épais ! Une vraie cataracte !
Je sens l’essence pénétrer dans mes chaussures, elle m’envahit plus vite qu’on ne le supposerait… Le bruit de liquide se répercute dans le coffrage de fer. Il m’emplit les oreilles. Ah, cette obscurité totale ! Cette odeur nauséabonde ! Il y a de quoi devenir cinglé.
Une idée atroce me germe dans la tronche : sortir mes alloufs et enflammer le baquet ! De cette façon mon agonie serait tout de suite achevée et les deux salopards, qui me font vivre ça, s’en iraient dans les nuages, eux aussi, avec bibi… Cette pensée me réconforte. Je suis obligé de faire un gros effort de volonté pour la repousser.
L’essence continue de se déverser à gros bouillons.
Maintenant j’en ai à la hauteur des genoux et je sens qu’elle monte… Elle monte inexorablement… Elle est froide. L’odeur me donne des vertiges, ma poitrine me fait de plus en plus souffrir… Le bruit de cataracte, amplifié par la résonance des parois de fer, produit dans ma tête comme des carillons de cloches. Oui, c’est mon propre glas que j’entends sonner…
Ding… Ding… Dong !
Je vais crever dans ce réservoir, noyé, asphyxié par l’essence et, dans quelques minutes, ma carcasse partira en fumée dans le tendre ciel d’Ile-de-France…
On ne saura probablement jamais comment a fini San-Antonio.
Ils graveront mon blaze dans la plaque de marbre scellée sur l’un des murs de la grande maison…
« Mort en service commandé. »
Commandé par qui ? Par lui ! Par cette bonne cruche de San-Antonio qui n’avait qu’à tenir ses pieds au sec — c’est le cas de le dire ou jamais — au lieu de jouer au Sherlock Holmes de petite banlieue !
Et mon épitaphe, je la vois d’ici…
« Il est mort comme il a vécu : comme un gland ! »
J’éclate de rire…
Mon rire me dégrise, car c’est bien une espèce de biture que me provoquent les vapeurs d’essence.
Ma parole, je vais devenir jojo avant la conclusion de cette aventure !
Soudain, le jet d’essence s’arrête. Le couvercle de la citerne est rabattu.
— Alors, monsieur le commissaire, où en sommes-nous ?
— D’accord, je vais parler…
— Ah ! la bonne heure ! Eh bien, je vous écoute…
Je ricane…
— Me prenez-vous pour un c… ? Vous croyez que je vais parler dans ce piège à rats ? Et une fois que j’aurai déballé mon historiette, vous frotterez une allumette !
— Que voulez-vous ?
— Sortir d’ici…
Il s’efface de l’orifice et dit un mot à Banski.
L’autre radine avec une petite échelle de fer qu’il plonge dans la cuve…
— Montez ! ordonne l’homme aux cheveux gris.
Je ne me fais pas prier. Lentement je gravis les échelons… J’émerge à l’air libre, à l’air pur… Ouf ! ce que ça fait du bien de revoir les étoiles, fût-ce pour un temps très court !
Banski me chope par le colbak et me hisse hors de mon cercueil de métal.
Je m’affale sur le pont de la péniche…
Je suis ruisselant d’essence…
— Mène-le dans la cambuse, ordonne l’homme aux cheveux gris.
Ces mots raniment ma volonté défaillante.
La cambuse, c’est la reprise des sévices… C’est ma perte !
Il ne faut pas que je m’y laisse conduire…
Je regarde autour de moi. Le paysage est morne, silencieux…
Ils ont choisi un coin peinard pour amarrer le sabot ; alentour ce sont des terrains vagues où s’élèvent d’énormes monticules de mâchefer… Sur la berge d’en face il y a une immense usine… Je peux toujours gueuler… J’ai le bonjour…
Crâne-pelé essaie de me remettre debout, mais je me laisse panteler dans ses bras…
Je halète :
— Attendez, attendez, j’étouffe, laissez-moi respirer un peu…
— Attends un instant, conseille le type aux cheveux gris.
Banski me dépose contre le montant de la citerne, les jambes pendantes.
Il se tient devant moi, le dos tourné à la flotte et il me considère sans aménité.
Je me dis alors que jamais je ne retrouverai une occasion pareille de tenter un coup à ma façon !
Avec le maximum de promptitude je replie mes jambes et je les détends de toutes mes forces.
Il prend mes deux tatanes dans les précieuses et il a beau être plus solide que la tour Eiffel, ça lui fait de l’effet, moi je vous le dis.
Il pousse un barrissement qui flanquerait la pagaïe dans un troupeau d’éléphants. Il se plie en deux et râle d’une façon continue :
— A â â â â…
Quelle douce musique pour mes oreilles !
Mais je n’ai pas le temps d’écouter tout son récital.
Je saute sur mes pieds et je lui mets dans le poitrail le plus magistral coup de tête qu’un gars ait jamais refilé à un autre.
Il bascule, bat des bras, ne peut se retenir et part à la flotte.
Ça fait plouf !
Je me tourne alors vers l’homme aux cheveux gris à l’instant précis où quelque chose de froid effleure mon cou. Ce quelque chose, c’est la lame d’un poignard et ma carotide lui aurait servi de gaine si je n’avais eu cette volte-face imprévisible.
D’un revers de bras j’achève d’écarter la lame de ma précieuse personne. C’est fou ce que je sens mon mal s’évanouir brusquement comme de la rosée au soleil.
Je redeviens le San-Antonio des grands jours, celui qui remplace les matières grasses…
Je suis tout contre l’homme aux cheveux gris.
— Vous êtes une triste ordure, je lui fais, votre disque, vous pouvez en faire votre deuil, mon vieux…
Je le saisis par la cramouille et je lui balance une torgnole dans la vitrine. Il vacille sur ses flûtes.
Si je voulais l’envoyer rejoindre Crâne-pelé dans la baille, je n’aurais qu’une bourrade à lui administrer. Mais je ne tiens pas à procéder ainsi car ce faisant je perdrais le plus important témoin de mon affaire. Et comme ce témoin est par la même occasion le principal inculpé, vous comprendrez sans qu’on vous l’écrive au néon dans la cervelle que je sois enclin à ne pas me séparer de lui. Un inculpé de cette catégorie, je l’aurai payé le prix !
Je le harponne sérieusement par le revers de sa veste. Il n’ose se débattre car le passage entre la citerne et le rebord de la péniche est large d’à peine cinquante centimètres et il a peur de culbuter.
De ma main droite, je lui colle un ramponneau sur la tempe. Puis je lui mets un revers… Et je recommence jusqu’à ce que ma main devienne dure comme un bloc de marbre, mon épaule inerte et mon adversaire mou comme une livre de nouilles cuites pendant trois mois.
Alors je fais deux ou trois mouvements de l’épaule pour redonner un semblant de vitalité à mon bras. Je charge l’homme aux cheveux gris sur mon épaule et je m’engage sur la passerelle.
J’arrive sans encombre sur la berge. Je jette l’homme aux cheveux gris par terre et je regarde la flotte noirâtre. Pas un bruit. Banski aurait-il eu la bonne idée de couler à pic ?
Après tout, c’est possible. Il ne savait peut-être pas nager. Et puis j’avais réussi à le sonner passablement, le frangin !
Je me penche sur mon témoin.
Il est inerte. C’est un mondain, lui… Un gars qui tombe en digue-digue dès qu’on lui applique une mornifle un peu trop forte…