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Je le remue de la pointe du soulier.

— Allez, feignace ! Ouste, debout !

Mais il est vraiment mal en point… Je lui ai peut-être démis un rouage, à mon tourmenteur…

Lorsque je pense à la façon dont il a agi avec moi, j’ai envie de lui arracher la vésicule biliaire avec les dents…

Je respire un grand coup. Ça me fait mal mais l’excitation, l’ivresse de la liberté, la joie de respirer un air pur me revigore. Je charge à nouveau le mec sur mon dos…

Sa tête pend sur mes reins et je cramponne fermement ses tiges.

Je parcours de la sorte une cinquantaine de mètres en direction d’une agglomération… J’ai hâte de trouver une maison, et surtout des flics capables de prendre en charge mon fardeau…

« Petit gars, je me dis. Si tu donnes encore un bon coup de collier, d’ici très peu de temps tu auras droit à un de ces coups de rhum qui comptent dans la vie d’un commissaire aux services secrets.

Et ça me dope… Je fonce…

Tout à coup, mon fardeau remue faiblement les bras…

Je n’y prends pas trop garde, car, dans la position où je le maintiens, il ne peut pas faire grand-chose… C’est du moins l’illusion dont je me berce. Car cette carne me joue le plus vilain tour qu’un type m’ait jamais joué.

Sa perte de conscience n’était qu’un piège… Je le comprends par la suite… Il voulait m’endormir, me faire croire qu’il avait son compte et que, lorsqu’on trimbale un homme sur son dos, la tête en bas, on est maître absolu de son destin…

Pendant ce temps il poursuivait sa petite idée…

Il a récupéré son briquet (et je me souviens que c’est un truc au butane) et cette dégénérescence de fumier de lapin n’a rien trouvé de mieux que de foutre le feu à mes fringues !

C’est ce qui, en boxe, équivaut à un coup bas car je suis imbibé d’essence comme une éponge.

En un clin d’œil je suis transformé en torche.

Ce moment-là, sur mon lit de mort, et en admettant que je vive jusqu’à cent dix ans — ce que j’espère fermement — je ne l’oublierai pas. Jeanne d’Arc, c’est moi… En plus embrasé ! Dans de telles conditions, il faut moins de soixante secondes à un bonhomme pour griller.

Comment vous les aimez, les matuches ? Saignants ou à point ?

Vivement, je jette le zigoto à terre et je plonge dans la Seine. Belle idée que j’ai eue de ne pas m’en éloigner…

Lorsque mon incendie est éteint, il ne me reste que des vestiges de vêtements sur le râble… Mes tifs sont à moitié brûlés et je dois ressembler à une écrevisse prête à consommer…

Je ressors de la flotte en claquant du bec. A ce régime-là je vais filer dans un sana avant longtemps… Une statue de marbre en cloquerait une fluxion de poitrine !

Je cours à l’endroit où j’ai largué mon incendiaire ; bien entendu il n’est plus là… Le paysage lugubre de cette banlieue ouvrière est paisible, silencieux. Rien à l’horizon…

— Tant pis, je me dis.

Je mets les coudes au corps et je pique un petit cent mètres pour me réchauffer.

Tout en galopant comme un dératé dans la campagne, je répète :

— Tant pis… Tant pis…

Ces deux mots rythment ma course…

— Tant pis… Tant pis…

Oh oui, tant pis pour l’homme aux cheveux gris, pour Crâne-pelé, pour le disque, pour la péniche, pour la femme qui m’a tiré dessus…

Je m’en fous, j’en ai marre, j’en ai ma claque de toutes ces salades…

Je ne sais plus où j’en suis lorsque je débouche dans une agglomération…

Une gonzesse qui passe à bicyclette se met à hurler en me voyant et perd les pédales… Des gens sortent sur leur porte… On crie… On hurle au fou ! au jobré !

Je n’ai même pas l’idée de m’arrêter… Une force inconnue me pousse à courir encore, à courir toujours…

Je n’y vois presque plus clair… J’ai la tête qui fond, qui fond comme une savonnette dans une bassine d’eau chaude…

Puis des mains me saisissent… Des voix retentissent dans mes oreilles…

J’essaie de murmurer :

— Du rhum !

Et je dois y être parvenu car on écarte mes dents pour me glisser dans la margoulette un goulot…

C’est bon, ça brûle…

Je balbutie :

— Les flics ! Vite, les flics.

Puis je ne sais quel corniaud de pianiste se met à jouer un menuet à l’intérieur de ma tête…

Je glisse rapidement dans un néant onctueux qui sent l’essence !

CHAPITRE XIV

L’HEURE EST GRAVE… ET ÇA ME DONNE SOIF !

— Cent trente-cinq R-7.

C’est ce numéro qui frappe mon ouïe en premier lieu.

Il se détache dans ma tête en lettres de feu.

— Cent trente-cinq R-7 !

Je mets un bout de temps à comprendre que c’est moi qui les prononce, ces mots…

J’ouvre les yeux… Cela me demande un terrible effort…

Le jour entre en moi comme une vague chaude… Je vois un gris lumineux, puis du blanc, un blanc lisse.

Je suis couché. C’est doux… Je flotte sur un nuage.

Je n’ai mal nulle part. Tout est tranquille en moi et autour de moi. Tout est suave… Je dérive lentement, poussé par une brise odorante de printemps… Et tout en dérivant, je répète avec une ferveur totale :

— Cent trente-cinq R-7.

Je respire normalement, librement…

La vie me caresse comme une femme bienveillante.

Et en effet il y a une main de femme sur mon front.

Il y a une voix de femme dans mes oreilles.

Cette voix dit :

— Comment vous sentez-vous ?

Je tourne la tête en direction de la voix. J’aperçois une petite femme brune, d’âge incertain… Moi qui espérais découvrir une pin-up, je fais la grimace.

— Vous souffrez ? demande-t-elle.

— Non…

Je la regarde plus attentivement. Elle est vêtue de blanc…

— Où suis-je ?

— A l’hôpital…

— Depuis combien de temps ?

— Depuis le début de la nuit.

Je murmure :

— Pas plus !

Car j’avais l’impression d’être couché dans ce lit depuis des millénaires.

— Ne vous agitez pas. On vous a fait de la pénicilline… Votre température tombe déjà. Le docteur vous a mis des suppositoires calmants… Ils font de l’effet ?

— Oui.

— Tant mieux…Vous pouvez recevoir une visite ?

— Qui ?

— Un monsieur… Un grand, chauve, élégant…

Cette description hâtive m’a l’air de résumer le grand patron.

Se serait-il dérangé en personne ?

— Faites entrer…

C’est bien le chef, en effet. Il paraît soucieux. Le chef paraît toujours soucieux, c’est chez lui presque du parti pris. Il entre, se découvre, pose son bitos sur mon plume et me regarde en se dégantant.

Ses yeux bleus sont profonds comme un lac de montagne. Il s’assied sur la chaise voisine de mon lit.

— San-Antonio, dit-il, l’heure est grave ; très grave…

Il me regarde et demande intensément :

— Pouvez-vous vous lever ?

Pour qu’il me pose une pareille question, il faut qu’il ait de bonnes raisons de le faire.

— Je ne sais pas, fais-je. Il faut voir…

Je me mets sur mon séant et je pose un pied sur le parquet, puis l’autre… Aussitôt, je fais une embardée terrible.

— Hum, je murmure, ça m’a l’air assez précaire comme équilibre. Ça vient de leur charognerie de drogue… Hier, j’ai eu une journée chargée et je suis tombé en digue-digue sur le soir…

— Je sais ! fait-il. Les gendarmes ont fait une enquête. Il paraît que vous erriez dans les rues d’une cité ouvrière avec des vêtements à demi consumés, ruisselant d’eau et empestant l’essence… Une péniche a brûlé dans la région à la même heure. Vous étiez à bord ?