Tranquillisé sur le sort de Félicie, je me mets à musarder le long des rues où un soleil alternatif allume parfois des émois printaniers.
Je découvre, en apercevant un cuisinier de bois devant un restaurant, que j’ai faim, une faim du diable car je n’ai pas bouffé depuis avant-hier et j’éclate de rire en comprenant que mon fameux état d’extrême faiblesse dont parlait l’interne provient uniquement de ma dent creuse.
C’était simple, mais il fallait y penser.
Une vigueur formidable me rentre dans la bonbonne en même temps que le châteaubriant que j’y expédie.
J’engloutis une porcif carabinée, plus deux assiettées de pommes frites, plus un camembert large comme la lune lorsqu’elle est pleine.
Après ça, vous pouvez m’envoyer Rigoulot en colis exprès, je vous promets d’en faire un hamburger en moins de temps encore qu’il n’en faut à votre belle-mère pour vous écœurer ; parole !
Le soleil s’est installé à Paris pendant que je mangeais. Il fait bon… Je n’éprouve pas du tout le besoin de me faire faire de la pénicilline.
Je choisis le trottoir ensoleillé et je réfléchis sérieusement.
Les dernières nouvelles indiquent d’une façon probante que dans cette affaire deux bandes s’affrontent.
Elles s’affrontent pour la possession du disque.
Dans la première il y a l’homme aux cheveux gris et Crâne-pelé.
Dans la seconde la femme qui vient d’être abattue.
C’est la bande de cette dernière qui a le disque puisque la môme me l’avait raflé ! Elle veut le vendre aux Ricains.
La première bande a vent des tractations et s’y oppose à sa manière, qui est la manière forte, je suis payé pour le savoir.
La première bande, celle de l’homme aux cheveux gris, ignorait que la seconde avait le disque puisque cette nuit encore il me torturait pour me faire dire où il se trouvait…
Mais ce matin il savait que la fille allait retourner chez les Ricains… Ceci, parce que dans l’intervalle quelqu’un les a prévenus de la prise de contact…
Qui ?
Je m’engouffre dans une station de métro à l’entrée de laquelle il y a marqué : Lavatory — Téléphone !
Je dégringole la volée de marches, je pénètre dans la cabine publique et j’appelle le chef.
— Comment allez-vous ? demande-t-il.
— Très bien. Dites-moi, boss, comment avez-vous été prévenu de cette histoire de l’ambassade ?
— Par Johnson.
— Ce jeune attaché ?
— Oui.
— Directement ?
— Oui.
— Personne d’autre n’a eu vent de cette histoire ?
— Non, impossible…
Il y a un silence que nous employons l’un et l’autre à méditer sur les paroles de son interlocuteur.
— Pourquoi ? demande enfin le chef d’une voix prudente.
— Une idée comme ça… Vous ne pensez pas que Johnson a pu dégoiser ?
— Du tout ! C’est un garçon tout à fait remarquable et que j’ai eu l’occasion d’apprécier à plusieurs reprises.
Il se fait encore un étrange silence.
— Vous supposez qu’une fuite s’est produite ?
— J’en suis à peu près certain. C’est la seule façon d’expliquer certaines choses…
Je lui raconte l’agression dont a été victime Félicie et je lui explique comment je suis arrivé à la certitude absolue que deux bandes rivales gravitent autour de ce satané disque.
— Comprenez, chef, la bande de l’homme aux cheveux gris a été prévenue par quelqu’un de l’ambassade, des pourparlers engagés par l’autre bande. Et si les premiers ont décidé d’abattre la femme, c’est uniquement parce qu’ils savaient que la police française tendait un traquenard à la femme. Ils ont voulu éviter que nous ne remontions à la source, c’est-à-dire au disque…
— Oui, vous avez raison…
— Il me semble, hein ?
Je soupire :
— Bon… Je vais continuer…
— Vous tenez debout, oui ?
— Oui… Et pour ce qui est de ma congestion, on en reparlera une autre fois.
— A la bonne heure !
— Dites… Pouvez-vous demander une exhumation de la veuve Fouex ? Je voudrais qu’on fasse l’autopsie… Que ça se fasse rapidement, si possible…
— Vous croyez que sa mort n’est pas naturelle…
— Oui.
— Nous avons eu la même idée, déclare-t-il, car j’ai déjà fait les formalités pour l’exhumation, celle-ci a lieu cet après-midi.
Je reste sans voix. Il est fortiche, le chef… Il a une façon bien à lui de vous prouver qu’il est à fond dans la course.
— A bientôt.
C’est lui qui raccroche.
Je demeure pensif, sans quitter la cabine… Je ne me décide pas à en sortir… Et puis, soudainement, mon culot et mon pifomètre se mettent à fonctionner.
Je glisse un nouveau jeton dans la tirelire.
C’est le numéro de l’ambassade des Etats-Unis que je compose cette fois.
Quelqu’un décroche et grommelle « Hello ! » d’une voix entortillée dans du chewing-gum.
— Je voudrais parler au secrétaire de Johnson, dis-je d’une voix autoritaire.
— De la part de qui ?
— De son meilleur ami.
Un bref instant s’écoule. Puis j’entends la voix du grand type roux à lunettes qui demande avec un rien d’anxiété.
— Qui est à l’appareil ?
Je camoufle mon phono de mon mieux, je parle lentement, un peu à la gangster dans les films d’Hollywood.
— Hello, je murmure, je vous téléphone au sujet de ce que vous savez…
C’est un ballon d’essai. Tout va dépendre de ses réactions.
J’attends. Lui aussi attend. Il hésite. Enfin il murmure :
— De quoi s’agit-il ?
— Ne jouons pas aux devinettes. Arrivez, j’ai à vous parler…
Il hésite encore.
— Rue de Savoie ? demande-t-il.
— C’est ça, oui, rue de Savoie et que ça saute !
Je raccroche. Maintenant, mes enfants, j’ai attrapé un morceau du fameux fil conducteur dont on parle dans tous les bouquins policiers qui se respectent et même dans ceux qui ne se respectent pas.
Mon flair ne m’a pas trompé. C’est bien à l’ambassade que ça ne tourne pas rond… Et le grand rouquin binoclard est mouillé jusqu’à la moelle…
Je me précipite hors de la bouche de métro. Je cours à un taxi…
— Rue de Savoie ! A toute vitesse !
La rue de Savoie est une toute petite voie provinciale, comme disent les chroniqueurs sans chronique, toute proche de la place Saint-Michel.
Elle est longue comme un vestibule de maison bourgeoise et je me dis qu’en demeurant dans mon taxi, à l’une de ses extrémités, je serai aux premières loges pour observer le comportement du rouquin.
Celui-ci se pointe peu après, dans une bagnole qui est un peu plus large que la rue. Il remise son tombereau et se dirige à pas pressés vers la porte vétuste de l’un des immeubles. Il entre sous le porche. Je note soigneusement le numéro ; c’est le 4.
— Bon, fais-je à mon chauffeur, vous pouvez disposer, je n’ai plus besoin de vos bons et loyaux services.
Il est un peu surpris, mais je calme sa curiosité avec un pourboire qui lui ouvre des horizons de retraite dans une maison aux tuiles roses sur les bords de l’Oise…
Je me dirige vers le 4. C’est assez sombre comme porche. Je frappe à la lucarne de la concierge. Une bonne petite vieille me dit de patienter une seconde vu qu’elle a une casserole de lait sur le feu et que ce lolo va bouillir d’une seconde à l’autre. En effet, une gigantesque protubérance semblable à un champignon atomique s’élève au-dessus de la casserole.
La vioque coupe le gaz.
— Qui demandez-vous ? fait-elle.
— Un homme vient d’entrer, un grand avec des lunettes et des cheveux rouges…