— Oui…
— Et que faisait-elle, dans la vie ?
— Elle travaillait…
— Où ça ?
— A l’ambassade américaine…
Pour la première fois depuis que je me suis propulsé dans cette aventure, j’entrevois une petite lueur indiquant qu’elle est bel et bien du ressort de mes services. Et j’en suis tout aise, because cette histoire est quelque chose comme mon enfant, et ça embête toujours lorsqu’on se rend compte qu’on n’est pas le daron de son moujingue.
Dans mon turbin, y a des mots magiques. Des mots qui vous vont droit à la moelle épinière.
Et le mot ambassade en est un !
— Son appartement est vide ? je demande.
— Oui.
— Depuis quand ?
— Ben… Depuis la semaine dernière.
Ouais ! Il est vide depuis huit jours, seulement, hier, une gonzesse y téléphonait !
Vous parlez d’un embrouillamini ! C’est un gentil rébus que j’ai à résoudre.
Je regarde le tas de bidoche qui émet de la curiosité comme une turbine émet de l’électricité.
— Vous lui vouliez quoi ? demande-t-elle.
— C’est au sujet d’une assurance sur la vie qu’elle avait contractée… Elle a de la famille ?
Le tas de viande a cette superbe réponse :
— Comme tout le monde !
— C’est-à-dire ?
— Des neveux, des cousins… Je ne sais pas, moi…
Au fond, elle est marrante, cette concierge. Marrante à regarder, d’abord, et aussi marrante à entendre.
— Elle demeurait à quel étage ?
— Quatrième gauche.
— Personne n’est entré dans son appartement depuis son décès ?
— Non, personne.
— Qui en a les clés ?
— Moi.
Je la regarde pour essayer de déchiffrer ses sentiments sur son visage, mais autant vouloir escalader le mont Blanc pour savoir l’heure.
— Vous n’êtes jamais entrée chez elle depuis qu’on l’a inhumée ?
— Dites donc, bavoche-t-elle sur un ton réprobateur.
Je bats en retraite.
— Je veux dire… pour téléphoner, par exemple…
Elle a un mouvement particulier que, réflexion faite, j’interprète comme étant un haussement d’épaules.
— En voilà des idées !
Elle ajoute :
— Je téléphone jamais !
— Bon… Merci, excusez le dérangement.
Je fais demi-tour et lui donne l’impression de m’en aller. Mais une fois dans le couloir, je me mets à quatre pattes et je repasse devant sa loge.
Me voici au quatrième. La porte de gauche est secondée par une serrure de sûreté.
Si vous avez déjà lu mes précédents bouquins, vous devez savoir qu’avec San-Antonio, les serrures de sûreté ne sont pas plus en sûreté que les autres.
Avec mon petit sésame, pas une porte ne me résiste.
J’entre dans la carrée.
C’est un appartement bourgeois. Un peu triste. L’appartement d’une vieille dame seule qui a eu des malheurs et qui ne se fait pas rigoler la zise tous les jours.
L’ameublement est rococo… Je fouinasse un peu partout, mais je ne découvre rien d’intéressant.
Rien, sinon des photographies dans des cadres. Je les embarque toutes dans mes vagues en me promettant de les confier aux mecs de l’identité. Il faudra que j’envoie quelqu’un pour relever les empreintes sur le téléphone… On ne sait jamais. Des fois que ça donnerait quelque chose.
Ce que je ne pige pas, mais pas du tout, c’est pourquoi, cette nuit, une souris a forcé la porte de cet appartement à seule fin de téléphoner en Suisse.
Pourquoi « à seule fin » ? C’est moi qui le dis… Peut-être la femme qui déclencha le suicide de mon mystérieux voyageur avait-elle d’autres raisons pour se trouver dans cette maison au milieu de la nuit.
Pourquoi pénétrer clandestinement dans ce petit appartement ? Que pouvait-elle y chercher ? Quels sont les liens plus ou moins ténus unissant cette défunte Mme Fouex au suicidé de Genève qui se déguisait en femme, s’emparait de son identité et allait se suicider dans un palace de Genève, et à la mystérieuse femme apprenant en pleine nuit à Georges « qu’il était trop tard » ? Trop tard, pourquoi ?
Auparavant, elle lui avait demandé s’il avait réussi. Réussi à quoi ? A voler le disque de nickel ou à passer à l’étranger ?
Réussi à tromper la vigilance de certaines gens, ce qui expliquait le déguisement ?
Je me caresse le chapiteau car je sens que mon cervelet distille du point d’exclamation. Il fait de vaches zigzags, comme un sismographe pendant l’éruption de Pompéi… En admettant évidemment que les Ritals aient eu cet appareil à ce moment-là.
Jusqu’ici, j’ai deux morts, une voix de femme et un disque de métal…
Pas fauché, le mec !
CHAPITRE VI
UNE VISITE NE FAIT PAS TOUJOURS PLAISIR
C’est une belle moisson de photos que je donne à mon copain de l’identité. J’y joins celles du pauvre Georges.
— Si tu as du nouveau au sujet de ces mecs-là, préviens-moi.
Il pose le paquet en éventail sur son bureau.
— D’accord, dit-il.
Et presque aussitôt, il s’exclame en me désignant le portrait du suicidé de Genève.
— Bon Dieu, commissaire, je connais ce type…
Là, il m’intéresse au plus haut point, le frangin.
— Tu le connais ?
— Oui. De vue… Je ne crois pas qu’il soit chez nous. Mais j’ai vu sa photo quelque part. Attendez…
Il réfléchit. J’ose à peine le regarder de crainte de le faire dérailler. Je suis littéralement suspendu à son émetteur.
Je connais mon collègue. Y a pas sur toute la planète et dans ses environs un autre type aussi physionomiste que celui-ci. Lorsqu’il a vu une fois quelqu’un, ou même sa photo, il le reconnaît toujours, même si ce quelqu’un modifie son aspect.
Il est en transes, il se mord les lèvres, se plonge un doigt dans la bouche.
— C’était sur un programme, dit-il enfin.
— Sur quoi ?
— Un programme… Un programme pour une bonne œuvre. Moi, j’avais pas pu y aller, c’était ma gosse qui… Oui.
— Alors, ce serait un artiste ?
— Je crois. Oui, c’est sûrement quelque chose dans ce goût-là. Vous devriez faire un tour au syndicat des acteurs…
Ça n’est pas bête, ce qu’il dit.
Je le remercie.
— Et pour les autres ?
Il les passe en revue… Il y a là la photo d’un couple. Celle d’un officier, celle d’un gamin ; celle d’une jeune fille.
— Connais pas ces messieurs dames, avoue-t-il enfin. En tout cas, c’est pas marle ; l’officier et la jeune fille, c’est les gars du couple, vingt ans plus tôt.
— Il me semblait, fais-je avec autorité.
Vous parlez d’un coup de bidon ! C’est des charres, j’ai le caberlot tellement en dérangement avec ce micmac que je n’ai rien gaffé du tout !
Il poursuit.
— Eh… attendez, voilà autre chose de plus intéressant : le gamin…
— Oui ?
— Regardez-le bien.
Je regarde le portrait fané au point de me faire larmoyer les gobilles.
— Jamais vu cette bouille, j’affirme.
C’est la photo d’un polisson quelconque, joufflu, emprunté devant l’objectif.
Ça pourrait être celle de votre petit frère ou bien celle du mien si j’en avais un…
Mon interlocuteur sourit, d’un air bienveillant.
— Vous ne vous rendez pas compte que c’est le même individu que sur la photo de votre mort de Genève ?
Je sursaute.
— Pas possible !
— Ben voyons… Voyez les dominantes des deux visages : ce sont les mêmes. Exactement les mêmes !