San-Antonio
Des dragées sans baptême
CHAPITRE PREMIER
MISSION DÉLICATE
Il y a une minute de silence, comme dans toutes les manifestations militaires.
C’est fatal. Lorsque votre chef vous demande à brûle-pourpoint ce que vous pensez d’un copain, on ne peut que la boucler un instant, ne serait-ce que pour se demander ce qui le pousse à poser une question pareille et, aussi, comment on va y répondre…
Le grand patron est agité. Il est adossé au radiateur, ou plutôt, comme il mesure deux mètres, il est assis dessus.
Il passe sans arrêt sa main fine sur son crâne en peau de fesse véritable. Ses yeux bleuâtres me considèrent avec intérêt. Je sens qu’à moins d’accepter de passer pour une truffe, le moment est venu de me manifester.
Je me racle le gosier.
— Wolf, je balbutie… Wolf… Ben, c’est un bon petit gars, non ?
Je sens que ça manque de conviction. Comment en serait-il autrement ? Wolf est de tous mes collègues celui que je peux le moins renifler. C’est un petit blond vachard qui se croit obligé de vérifier si la pointe de ses godasses est bien cirée lorsque vous lui parlez. J’ai boulonné plusieurs fois avec lui. C’est un type qui fait son blaud et rien de plus. Nos relations se sont toujours limitées au travail… Nous avons autant de sympathie l’un pour l’autre qu’un cube de glace et un brasero. Seulement tout ça ne peut pas se dire à un patron.
Le chef hausse les épaules. Il s’éloigne du radiateur, palpe le fond de son bénard avec circonspection et me dit :
— Non, San-Antonio : Wolf n’est pas un bon petit gars, et vous le savez aussi bien que moi.
Il tire sa montre.
— Je vais vous charger d’un sale boulot, vieux…
— Allez-y, je suis là pour ça, non ?
— Un boulot qui sort un peu du cadre de vos activités…
— Y a pas de cadre à mes activités, boss.
Il se tait, s’approche de moi, me met la main sur l’épaule. Je suis tout chose. C’est pas le genre de la maison, les mamours. Ma parole, il va m’acheter une sucette au caramel, le chef, s’il continue à s’attendrir de la sorte.
— San-Antonio, murmure-t-il, j’ai beaucoup d’amitié, d’affection même, pour vous. C’est pourquoi je suis peiné de vous charger d’une pareille besogne. Mais j’ai aussi une totale confiance en vous, et c’est à cause de cela que je vous demande de l’exécuter.
Comment qu’il s’exprime, le big boss, aujourd’hui ! Est-ce qu’il mijoterait pas, par hasard, de poser sa candidature à l’Académie française ?
Je ne peux pas m’empêcher de brusquer le mouvement.
— Dites, chef… Vous ne croyez pas que si vous me disiez ce dont il retourne, on y verrait tout de suite plus clair ?
Il tire sa montre.
— Il est midi, dit-il.
— C’était mon impression, je fais.
— A minuit, il faut que Wolf soit mort…
Je sursaute.
— Pardon ?
— Vous avez parfaitement entendu, ne me faites pas répéter des choses aussi désagréables à prononcer. A minuit, le poste de Wolf devra être à pourvoir, vu ?
Il a retrouvé ses gestes et son ton autoritaires. Plus question de pelotages, de trémolos. Il est net, précis.
Je me sens pâlir.
— Je vous demande pardon, chef, mais… Que se passe-t-il, il a fait le gland ?
— Wolf est un traître !
Je ne puis m’empêcher de demander :
— Vous en êtes sûr ?
Et c’est juste le genre de question qui rend le patron aussi doux qu’un tigre affamé. Il fait jouer ses mirettes et ses mâchoires se crispent.
— Votre question est déplacée, San-Antonio. Je ne vous permets pas de peser mes mobiles et de douter de mes décisions.
— Attrape ça ! je grommelle.
Son visage s’éclaire.
Il se radoucit comme la température au mois de mars.
— Evidemment, vous devez être décontenancé… C’est hélas la vérité, mon vieux : Wolf trahit. Voici plusieurs mois que j’ai eu des rapports formels de nos services de contre-espionnage. Je lui ai tendu personnellement un piège pour le mettre à l’épreuve et il y est tombé. La preuve est faite. Mais je crains qu’il n’ait maintenant la puce à l’oreille. C’est pourquoi je suis pressé. Il faut que ce soit pour aujourd’hui !
Je m’offre une grimace qui ferait avorter une guenon.
— Moche, je murmure. Evidemment, si c’est un traître, il n’a pas de pitié à attendre. Mais…
J’hésite.
— Allez-y…
— Vous ne pourriez pas faire appel à la main-d’œuvre extérieure, chef ? Je vous demande pardon, vous allez encore dire que je me mêle de choses qui ne me regardent pas, mais je trouve tartignole de faire liquider Wolf par un gars de l’équipe…
Le chef caresse encore son crâne aussi chevelu qu’un boîtier de montre.
— Objection valable, admet-il. Seulement, comprenez un distinguo : ça n’est pas par un type de mon équipe que je fais liquider Wolf, c’est par un homme à la hauteur des circonstances. Or, il se trouve que cet homme se nomme San-Antonio et qu’il travaille dans mes services ; que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne suis pas responsable du hasard !
Il a une façon de présenter les choses qui rendrait baba un ministre des Affaires étrangères.
— J’ai, reprend-il, à ma disposition, cinquante types capables d’en tuer un autre. Mais je n’en ai pas deux qui puissent éliminer Wolf de manière à ce que sa mort semble normale. Car il faut que Wolf disparaisse de la façon la plus naturelle. Evidemment, ce ne peut être que de mort violente, mais personne ne doit avoir des doutes sur les causes de cette mort, pas même ceux qui savent qu’il y a de fortes raisons pour qu’elle ait lieu… En deux mots : je veux que Wolf sorte de mon horizon, mais que les types qui le manœuvraient ne se doutent pas que nous y sommes pour quelque chose, vu ?
Je pousse un soupir.
— Vu.
— Je vous laisse carte blanche…
— Merci.
— Aujourd’hui, Wolf est aux dossiers, il y passera la journée. Je me suis arrangé pour lui donner un boulot de compilation, afin qu’il soit à votre disposition. Lorsque vous aurez… besoin de lui, téléphonez au brigadier Pochard en lui demandant un homme de renfort. Puis raccrochez ; attendez un quart d’heure et rappelez-le comme si vous ne l’aviez pas fait précédemment. Dans l’intervalle, il aura fait venir Wolf dans son bureau pour lui demander un renseignement. Comme votre demande parviendra « à l’improviste », il sera normal qu’il dise à Wolf de vous rejoindre puisqu’il l’aura sous la main… Compris ?
Ce qu’il y a d’au poil avec le big boss, c’est qu’il ne laisse rien au hasard. Tout est organisé de première avec lui.
Je rafle mon bada.
— Au revoir, chef.
— Bon courage…
Du courage ! Il en faut quelquefois…
Je descends et ça me fait du bien de retrouver la rue ; le ciel gris de Paname, les passantes.
J’entre dans la brasserie du coin pour y manger un sandwich. Croyez-moi si vous voulez, mais la première personne que j’y rencontre, c’est justement Wolf.
Il est accoudé au comptoir, devant un annuaire de téléphone et il ne lève son nez du gros bouquin que pour m’apercevoir.
— Salut, dit-il.
Je lui réponds « Salut ».
— Tu viens de chez le Vieux ?
— Oui.
— Boulot ?
— Un sale turbin… je réponds…
Je commande un hot dog et un verre de beaujolais. Je me mets à mastiquer tandis que mon collègue examine son annuaire.
D’un œil vague je regarde Wolf. C’est un blondinet d’une trentaine d’années qui se donne des airs de caïd. Il est tiré à quatre épingles et vous ne lui feriez jamais porter des chaussettes qui ne soient pas en accord total avec sa cravate.