— Un drôle de type, hé ? Qu’en penses-tu, Alda ?
CHAPITRE IX
LA VENGEANCE EN SALADE
La mère Alda n’attendait que ça pour arrêter d’affûter ses aiguilles l’une contre l’autre.
Elle relève la tête et me regarde.
Elle a une façon très spéciale de considérer ses concitoyens.
Elle vous reluque en louchant à force d’attention, comme si vous étiez une gravure japonaise. Elle prend son temps. Lorsqu’elle aura terminé son examen, elle pourra dire combien j’ai de poils au menton, dans les oreilles et dans les trous de nez.
Enfin, elle secoue la tête.
— Med, dit-elle, c’est oun homme qu’on peut rien dire. Niente ! Peut-être il est réglo, peut-être niente…
Elle doit avoir un Normand dans son ascendance directe, cette brave dame.
Il faut croire que cet avis, lorsqu’on la connaît, peut être considéré comme m’étant favorable, car Angelino cligne des yeux.
Il manipule un instant ses cartes sans rien dire.
— Donne un verre, Alda, fait-il sans me regarder.
La vieille tordue s’empresse.
Elle me verse une généreuse rasade de chianti.
Je la remercie d’un sourire qui attendrirait un régiment de Mongols. Puis je m’empresse de tremper mon nez dans le godet. Le picrate a un petit goût acide et opiacé. Il ferait faire la grimace à un avaleur de torches. Comme j’ai l’art de la transformation, je camoufle cette grimace en mimique extatique.
Med Angelino me regarde avaler son breuvage.
— Voyez-vous, commissaire, dit-il enfin, il y a des gens qui portent bonheur, d’autres qui portent malheur. S’il fallait me ranger dans l’une ou l’autre catégorie, ce serait certainement dans la seconde. J’ai remarqué qu’un sortilège veut que tous ceux qui me doublent meurent de mort violente…
Je souris.
— Il est de quel calibre, votre sortilège ? je demande.
Il hausse les épaules.
— Je ne suis pas un homme à habitudes, répond-il. Je ne suis fidèle qu’au chianti et à ma femme (et il me désigne la matrone de sacristie). En ce qui concerne le reste : mes chemises, mes revolvers et mes maîtresses, je suis assez éclectique…
Il n’est décidément pas ordinaire, ce mec. Jamais approché un gangster de cette espèce au cours de ma carrière ; Angelino est un type vraiment hors série, le grand boss avait raison.
— J’ai idée que nous nous entendrons parfaitement, lui dis- je.
— Pourquoi non ? murmure-t-il. Il n’y a que l’eau et le feu qui ne s’entendront jamais…
Il appelle :
— Ruti, Mallox !
Les deux pieds nickelés s’annoncent. Mais Yeux-de-belette n’a pas l’air content. Je comprends que c’est lui Ruti. L’autre est un Ricain et, fatalement, il a un nom ricain. Il a sûrement été conçu par un planteur de courges, ça se manifeste par son visage aussi expressif qu’un écran de cinéma pendant une panne de courant. Il mâche de la gum pour faire tout à fait gangster et il a l’air du gars qui a porté son cerveau au Mont-de-Piété et qui a perdu le récépissé.
— Ecoutez, les enfants, attaque Angelino. Je me suis mis d’accord avec cet homme. Considérez-le comme faisant partie de l’équipe, vu ?
Le masticateur est d’accord. Lui, son job, c’est d’être d’accord sur tout. Mais l’autre, Ruti, montre peu d’enthousiasme. Il réussit une moue tellement méprisante qu’une crotte de chien en prendrait ombrage.
— Belle recrue, fait-il.
Angelino fait une brusque volte-face. Il regarde son acolyte droit dans les yeux et l’autre devient plus gris qu’un ciel londonien.
— S’il vous plaît ? fait-il.
— Moi, ce que j’en disais, balbutie-t-il.
— Suffit !
J’interviens :
— Vous avez certainement une règle se conduite, dis-je à Angelino, moi j’en ai une aussi… Et cette règle consiste à corriger les types qui vous prennent pour une portion de moule. Avec votre permission, j’aimerais expliquer à votre tocard qu’il a eu tort de vouloir jouer à Napoléon avec moi.
Angelino sourit. C’est un spectacle curieux. Sa bouche reste parfaitement immobile, mais ses yeux s’emplissent d’allégresse et mille petites rides les cernent.
— Expliquez ce que vous voudrez, mais sans casse, dit-il.
Du coup, Ruti est soufflé. Il regarde son boss, me regarde et se fait un tas de réflexions déroutantes. Comme j’approche de lui, il porte la main à sa poche.
Je plonge et le plaque contre le mur d’un coup de tête dans la poitrine. Alors il abandonne l’idée du feu et essaie de me faire une clé japonaise. Moi, une clé japonaise ne m’a jamais épaté. Je lui glisse des mains comme si j’étais un morceau de savon et je le calme avec un coup de genou dans les précieuses.
Il pousse un cri et ouvre la bouche dans l’espoir de reprendre sa respiration. Cet espoir est fallacieux. Je lui mets un gauche-droite à la mâchoire qui donnerait des cauchemars à une enclume.
J’ai senti ses dents bouger. Pour vérifier l’exactitude du fait, je lui mets un formidable crochet au menton. Cette fois, il fait un bruit de gargarisme et crache mélancoliquement d’un œil éperdu comme un mendiant auquel un focard aurait cloqué deux louis d’or.
Un filet de sang lui coule de la bouche. Il le torche d’un revers de manche.
Plus du tout belliqueux, le bonhomme, moi je vous le dis… Je me tourne vers les assistants. La mère Alda tricote, imperturbable ; Mallox rumine en reluquant son petit copain ; quant à Angelino, il paraît franchement se divertir.
— Vous êtes un beau cogneur, apprécie-t-il. Tu as compris à qui tu as affaire ? demande l’Italien à ma victime.
Ruti fait un signe d’assentiment.
Je m’approche d’Angelino.
— On peut avoir un petit coup de picrate, patron ?
Il me verse un godet de chianti.
Lorsque j’ai bu, il se dresse.
— Bon, dit-il, tout ça est très bien, commissaire, seulement chez moi, j’ai toujours l’habitude d’être le plus fort.
Il se met en garde.
Un peu surpris, mais désireux de faire bonne contenance, je l’imite… Nous nous observons derrière nos poings comme deux boxeurs débutant un match. Soudain j’allonge un sec direct à la face qu’il bloque avec une soudaineté incroyable.
Il a quelque chose comme réflexes, le frère…
Je feinte du gauche, puis je laisse partir mon droit. Mon poing lui froisse seulement le lobe de l’oreille. Ses esquives sont également de première…
Cette petite séance m’a obligé à me découvrir un bref instant. Il a vu le passage et, sans trop comprendre ce qui m’arrive, j’ai l’honneur de recevoir sur la pommette gauche l’équivalent d’une maison de cinq étages. Il me semble brusquement que j’ai une entrée de métro à la place du visage. Je deviens tout rêveur et j’ai à peine la force de réaliser qu’il m’expédie franco de port un crochet au foie capable de démolir le barrage de Donzère.
Je recule. Mon individu n’est plus qu’une gigantesque nausée. Des foultitudes de constellations tourniquent sous mon caberlot. Je vois la Grande Ourse, le Chariot, la Croix du Sud et l’Etoile Polaire par-dessus le marché. A travers un brouillard rosâtre, j’aperçois une bonne demi-douzaine d’Angelino. Puis ma vision des choses se remet d’aplomb.
« Tu t’es fait dérouiller comme un paltoquet », pensé-je.
J’entends le rire mesquin de Ruti. Ça me fouette comme une cravache.
Je pousse un grognement de plantigrade et je m’ébroue. Voici Angelino redevenu à exemplaire unique.
Je prends une bonne bouffée d’air et je fonce. S’il s’efface, je rentre dans le mur et, à l’allure où je me catapulte, il y a gros à parier que je vais passer au travers et me retrouver dans la rue.