Mais il ne s’efface pas. Il se campe pour bien me recevoir. Là il a tort. Il a oublié que le bonhomme pesait dans les quatre-vingt-dix kilos et qu’il a parfois l’efficacité d’un bulldozer. Je lui arrive dessus comme une locomotive ; il part, les quatre fers en l’air et sa tronche heurte le coin d’une chaise.
Il se remet debout, mais ça l’a un peu ébranlé. Alors je lui colle un sérieux taquet juste entre les deux yeux. Cette tarte à la crème le foudroie. Il retombe assis sur le derrière et émet un curieux hennissement.
— D’accord, je lui fais, vous êtes le plus costaud, mais avouez que j’ai de jolies réactions.
Il éclate de rire.
Ses petits yeux de goret disparaissent derrière ses pommettes.
— Alda, s’écrie-t-il, Alda, décidément ce type me plaît.
CHAPITRE X
RAVIER LA SENT PASSER
Maintenant que nous avons souscrit à ces pittoresques formalités qui sont l’absorption de chianti et l’échange de marrons glacés, je me dis qu’on va passer à des choses plus sérieuses et je ne puis m’empêcher d’éprouver une certaine appréhension.
Jusqu’à présent, tout a trop bien marché. Quand les choses fonctionnent trop bien, je me sens tout chose.
— Alors ? fais-je au gros Italien, quel est le programme des réjouissances ? J’aimerais savoir de quelle façon on va s’arranger…
Il tire de sa poche le peigne le plus crasseux qu’on puisse imaginer et rétablit ce qu’il doit appeler l’harmonie de la tête-de-loup qui lui tient sa chevelure…
— Retournez à vos affaires, commissaire, dit-il. Lorsque j’aurai besoin de vous, je vous ferai signe.
Cette décision me surprend passablement. J’avais imaginé autre chose, mais il est dit qu’Angelino est un type qui ne se comporte pas comme n’importe qui.
Je secoue mes frusques malmenées par ces batifolages successifs.
— A votre disposition, dis-je.
Je me mets à danser d’un pied sur l’autre comme un gamin timide qui n’ose demander la permission de sortir.
— Je peux vous demander quelque chose ?
— Allez-y…
— On n’a pas parlé d’une question qui m’intéresse… C’est pas pour l’amour du sport que je me décide à faire des entourloupettes aux services secrets…
Là, j’ai mis dans le mille. Ça correspond à mon personnage, de parler fric. Si j’avais passé cette question sous silence, Angelino, qui doit connaître les hommes, aurait flairé du louche.
— Vous voulez de l’argent ? demande-t-il. Ceux qui me servent n’en manquent pas…
Il met la main à sa poche arrière et en sort une liasse de billets de dix sacs épaisse comme le Bottin. Il en extrait une dizaine et me la tend.
— A-valoir, dit-il. Mettons que ce soit pour sceller notre accord.
J’hésite à lui tendre la main.
C’est lui qui le fait.
— J’aurai besoin de vous d’ici peu de temps, dit-il. Une affaire compliquée, du sur mesure pour vous, quoi !
Je m’incline devant la mère Alda.
Elle murmure un vague salut dans un français copieusement italianisé.
Mallox m’accompagne jusqu’à la porte.
Il ouvre brusquement et un type qui se tenait appuyé contre la porte, afin de mieux river son oreille au trou de la serrure, manque basculer dans les jambes de l’Américain.
C’est un sale coup pour la fanfare, croyez-moi, car le type qui colle ses étiquettes aux portes n’est autre que Ravier, mon collègue délégué par le grand patron pour assurer ma sauvegarde.
Cette noix-là vient de tout flanquer par terre.
En un tournemain, l’Amerlock l’a saisi par la cravate et l’a entré dans l’appartement. Ce qui va se passer me sèche la gorge.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande Angelino.
Je n’ai qu’une hésitation d’une fraction de seconde. Je bondis dans le salon et je prends le Rital à part.
— Je suis foutu, je murmure.
— Pourquoi ?
— Nous venons de surprendre un type qui écoutait à votre porte, or, cet homme n’est autre qu’un collègue à moi. S’il est là, c’est qu’il me suivait, s’il me suivait, c’est qu’on se doute de quelque chose à la Grande Taule, à moins qu’on ne veuille assurer ma sécurité, mais ça me paraît branlant. Maintenant le gars m’a vu ici. Si vous le relâchez, il va jacter ; si vous le liquidez, le grand patron va faire des magnes en ne le voyant pas revenir. Je vais être tellement brûlé qu’on reniflera l’odeur du roussi à mille lieues de là…
Tonnerre, que cette complication est donc empoisonnante. Je prends l’air consterné, et ça m’est d’autant plus facile que je suis à la puissance mille !
Angelino hausse les épaules.
— On va arranger ça, dit-il, personne n’est à l’abri d’un accident, dans notre pauvre univers…
Comment que je frémis ! Il y a un bout de temps que je me suis pas trouvé dans une impasse pareille.
De quelque côté qu’on examine la situation, elle n’est pas à prendre avec des pincettes. De deux choses l’une, ou bien je fais semblant de jouer le jeu d’Angelino et alors Ravier va avoir droit à son aller simple pour le Paradis car, dans ce cas, je ne puis rien faire pour lui ; ou bien, profitant de l’excellente tournure prise par nos relations, je joue le jeu contraire et je tente un coup à moi…
Puis-je, sans broncher, laisser abattre un collègue ? Je me dis que non, et je m’approche de la table où est resté mon feu.
Au moment où je vais l’empoigner, Angelino me touche l’épaule.
— Il y aurait peut-être un moyen de tout arranger, dit-il.
— Vous croyez ?
Je m’adosse à la table et, mine de rien, je harponne mon crachoir.
— Vous pourriez vous barrer d’ici avec ce type en lui disant que vous m’avez eu au boniment… Vous verrez bien ce que cela donnera, non ?
Je n’en reviens pas. Serait-il possible que tout se dénoue aussi harmonieusement ? Angelino serait-il une truffe ?
Je le regarde. Il n’a pas l’air de plaisanter le moins du monde.
— Et s’il fait au boss un rapport long comme un rouleau de papier peint ? Ça m’étonnerait que le patron morde à un hameçon aussi mahousse, vous savez, lui dis-je avec une franchise exemplaire…
Il ne pourra pas dire que je l’aurai pris en traître, Angelino…
— Ecoutez, fait-il, je vois les choses comme ça… Puisque vous avez du culot, vous attrapez le revolver qui est juste derrière vous. Vous devez avoir la main dessus, du reste. Vous faites un bond en arrière et vous nous ordonnez de lever les bras le plus haut possible ? On s’exécute. Une fois dans le couloir, vous filez une pêche à Mallox et vous embarquez le gars. Après tout, au moment où vous sortiez, vous n’étiez pas seul ; vous pouvez dire que mon tueur vous tenait sous la menace d’un revolver.
— Comme ça, c’est O.K., admets-je.
Je brandis mon feu en gueulant :
— Les pattes en l’air, tout le monde !
Mes yeux plongent dans ceux d’Angelino. Il ne cille pas, il a l’air au contraire pensif.
Je me dis que ce serait un beau carton à faire. Il doit penser la même chose, seulement, lui, il a des nerfs en nickel-chrome…
Il lève les bras ; sa bonne femme aussi, Ruti itou… Ça fait six belles asperges sous la suspension.
— Et tâchez moyen de ne pas broncher ! je gueule…
Je passe dans le vestibule. Mallox a saisi Ravier par les revers de son veston. Il a fait glisser celui-ci sur les épaules de mon collègue, de la sorte il lui emprisonne totalement les bras…
Je m’approche en clignant de l’œil à l’Américain. Je lui offre un coup de crosse soigné à la base du bocal, si vite qu’il n’a pas le temps de se demander si c’est moi qui lui ai fait ça ou bien si c’est un Constellation qui lui atterrit sur la cafetière.