Il dit :
— Aoh ! comme les touristes anglais dans les pièces du répertoire.
Puis il dégringole telle la corde d’une cloche qui se casse. Et des cloches, il doit en entendre de tous les timbres… Un vrai récital !
Ravier a tiré son feu.
— Ces vaches ! hurle-t-il, je m’en vais les mettre en l’air.
Il y a pas plus rouscailleur et rancuneux que lui. C’est le type qui va se faire rembourser un kilo de cerises chez son épicier s’il a le malheur de trouver un asticot dans l’une d’elles…
— T’occupe pas, je lui dis… Barre !
Il me regarde, mais mes yeux doivent être suffisamment expressifs car, renonçant à toute intervention, il ouvre la porte du palier.
Je fais un petit salut amical à Angelino et je le rejoins.
— Non d’une merde ! éclate-t-il, j’ai pas l’habitude de filer comme un lavement lorsque des pourris me traitent comme je viens d’être traité, sans blague !
Je rengaine mon feu et je descends calmement l’escalier.
— Vous entendez, patron, me dit-il, jamais, dans toute ma garce de vie, j’ai agi de la sorte…
Alors, comme il m’importune à un moment où mon cervelet fonctionne à plein régime, je me retourne.
— Si tu ne la boucles pas illico, je te cloque la pomme d’escalier dans la mangeoire, vu ?
Il secoua la tête d’un air boudeur.
— Jamais vu ça, grommelle-t-il encore.
Je grimpe dans ma voiture, lui dans la sienne. L’un suivant l’autre nous mettons le cap sur la Grande Maison.
CHAPITRE XI
ON REPARLE DE MONTESQUIEU
A la boîte, le cours du San-Antonio grimpe comme celui de l’or un jour de crise ministérielle. Je n’ai qu’à apparaître pour que tous les mecs disponibles se bousculent, afin de m’ouvrir les lourdes me séparant du boss.
Il est là, grave, blême, le crâne en ivoire véritable, vérifiant si ses boutons de manchettes ne se font pas la valise.
— Dieu soit loué ! s’écrie-t-il en me voyant radiner.
Pour qu’il mêle le super grand patron à son agitation, faut croire que ça bouillonne drôlement sous sa coquille.
— Alors, demande-t-il, comment ça s’est passé ce kidnapping ?
— Admirablement bien, dis-je. J’ai fait la connaissance d’Angelino, j’ai même fait mieux : à partir de maintenant, je suis à son service.
Je sors les cent sacs qu’il m’a donnés.
— V’là déjà un acompte…
— Vous dites ?
— Il m’a refilé dix grands formats pour sceller le marché. Vous verserez ça aux œuvres de la police, à l’exception d’un billet de dix qui servira à régler une tournée de champ’ générale ; c’est pas tous les jours que les gangsters régalent, hein ?
Je lui raconte brièvement ce qui s’est passé.
Il m’écoute attentivement, tellement attentivement qu’il en oublie de tripoter ses manchettes et de se masser la rotonde.
— Voyez-vous, dis-je en conclusion, cet homme est une énigme. Sous son aspect de brave marchand de chianti napolitain, c’est un des gangsters les plus copieux que je connaisse. Je n’ai rien compris à son attitude et je ne puis dire s’il est sincère avec moi ou non. Avec sa bonhomie canaille, son espèce de loyauté de gros cogneur, c’est un être secret, rusé, implacable… Qu’en pensez-vous ?
Le chef s’assied et s’empare d’un tampon buvard qu’il se met à dévisser séance tenante.
— Qu’a-t-il dit lorsque vous lui avez révélé que vous saviez que le buste de Montesquieu qui est au Quai d’Orsay était bourré d’explosifs ?
— Rien. Il m’a regardé avec curiosité, avec intérêt…
Je hausse les épaules.
— Le sais-je, au fond ? Peut-on espérer lire un sentiment quelconque dans ses yeux de porc…
Le chef sourit.
— En effet, dit-il, il doit admirablement savoir dissimuler ses pensées et ses réactions…
Le boss, par contre, ne peut en dire autant. Il y a un petit quelque chose d’amer dans sa voix.
— Pourquoi ? fais-je.
— San-Antonio, dit-il, j’ai envoyé des artificiers là-bas…
— Ah bon ! Ça a marché ?
Il prend son temps.
— Le buste n’était pas truqué et ne contenait rien. Du reste il est plein…
Ça me fait comme si je m’asseyais sur un fil à haute tension.
Pas truqué, le buste ! Mais alors toute ma théorie s’effondre et Angelino s’est foutu de moi en faisant semblant d’accepter mes salades.
Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?
Si le Rital m’a pris pour un nénuphar d’égout, pourquoi a-t-il pris le risque de me laisser en liberté, alors que je connais sa retraite ?
Tout ça est un peu coton.
Le grand boss respecte ma méditation.
— Dites donc, fait-il soudain.
— Oui ?
— Vous m’avez parlé au téléphone, tout à l’heure, de la petite de cette nuit, la fille qui a fait la copie du buste.
— Claude Rynx ?
— C’est ça…
— Elle est morte ? je demande en serrant les poings.
Il secoue la tête.
— On l’a enlevée de l’hôpital de Versailles, voici une heure.
Je passe un doigt entre mon col de limace et mon gosier.
On ne fait pas mieux à Hollywood. Tout à l’heure une souris va rappliquer avec une corbeille de chocolats glacés pour annoncer l’entracte…
— Enlevée…
Je ne puis que répéter cela avec la voix incrédule du mari qui voit sortir sa bonne femme d’un hôtel de passe au bras d’un sidi.
— Elle allait mieux, dit le chef. Les médecins redevenaient optimistes… Des types vêtus en infirmiers sont venus la charger sur une civière. Il y avait une ambulance dans la cour…
Il hausse les épaules.
— Evidemment, cette scène n’a retenu l’attention de personne. Des infirmiers et une ambulance passent totalement inaperçus lorsqu’ils ont un hôpital pour toile de fond.
J’en conviens.
— On peut se poser une foule de questions, fait le boss. Mais il est difficile de mettre une version plausible au point. Une chose choque au départ en ce qui concerne cette fille. Primo, des gangsters sont assez culottés pour venir l’abattre sous votre nez. Ils désirent sa mort de toutes leur forces pour agir de cette façon. Seulement, la fille ne claque pas. Alors, secundo, ces gangsters prennent une fois de plus des risques considérables pour la sortir de l’hôpital. A ce moment on peut considérer qu’ils ne souhaitent plus sa mort, car il leur serait plus facile d’achever cette blessée grave dans son lit que de mettre au point toute une organisation pour la sortir de l’hôpital. Que s’est-il donc passé entre cette nuit et ce matin pour que leurs intentions se soient ainsi transformées ?
Il me regarde.
— Vous dites, San-Antonio ?
Rien. Oh, non ! San-Antonio ne dit rien et il ne pense pas grand-chose. Il a l’impression de lire trois bouquins policiers à la fois (une ligne de chaque alternativement)…
Faudrait un drôle de démêloir pour mettre de l’ordre dans cet écheveau.
— On a le numéro minéralogique de cette ambulance ?
— Non, bien sûr…
Je me lève, car je sens qu’un corps d’armée de fourmis va envahir mon calbard avant longtemps.
Je fais quelques pas dans le bureau. Je tombe en arrêt devant le coffre à cigarettes du vieux et je réalise juste à temps que je ne suis pas chez moi. Ma parole, j’allais puiser dedans !
Il a compris et paraît amusé.
— Servez-vous !
Je cravate une cigarette longue comme une tringle à rideau. Jusqu’ici, récapitulé-je, nous avons un mystère en quatre éléments. D’abord Wolf qui, sur le point de mourir se reprend et balbutie des mots auxquels nous avons donné une interprétation valable. Ensuite la petite Rynx et sa mystérieuse aventure. Puis Montesquieu, présent au Louvre et dans le grand salon des Affaires étrangères. Enfin Angelino, l’insaisissable, qui me reçoit à la bonne franquette dans un appartement petit-bourgeois, qui joue un drôle de jeu avec moi et qui…