Comment vais-je m’y prendre pour lui faire avaler son extrait de naissance, à ce joli cœur ?
Je vous le dis : y a des jours où on aimerait être facteur de campagne !
Il est très occupé par l’annuaire, je ne sais pas s’il l’apprend par cœur, mais c’est tout comme. A tâtons il attrape son glass de Cinzano, mais il fait un faux mouvement et le culbute sur l’annuaire. Alors le patron de l’estanco se fiche en rogne. Il brame à tous les échos que tous ces flics de malheur prennent sa maison pour un dépotoir, et que c’est tout juste si on ne se mouche pas dans ses rideaux. Puis, comme Wolf lui répond le mot de Cambronne, il éclate de rire…
Tout ça, c’est le train-train quotidien, c’est tiède, c’est la bonne vie… On pourrait croire que tout est bien réglo, bien ratissé. Seulement nous vivons une illusion. Une illusion de paix. Wolf est un traître et je dois le descendre.
Je jette une pièce imitation or sur le zinc ; je pousse un grognement et je me trisse.
CHAPITRE II
NEZ-CREUX
Le gars Nez-Creux est un ancien jockey qui a mal tourné. Il a lâché le bourrin pour la pince-monseigneur et il n’a pas mieux réussi dans le fric-frac que dans le saut de haies. Ce tordu n’a jamais pu faire péter une serrure sans qu’aussitôt tous les archers du commissariat radinent, les coudes au corps. Il est de ces gars qui attirent les flics comme un aimant attire la limaille de fer.
Pourquoi est-ce à ce pauvre mec pétochard que j’ai pensé ? Je suis incapable de le dire. Y a des moments où ça s’organise sous mon cuir chevelu sans que j’y prenne garde.
Nez-Creux est petit, tubard, gris et aussi propre qu’un fond de poubelle. Il a des cheveux rêches, sans couleur définie, des yeux enfarinés et l’air accablé d’un type avec lequel la vie s’est permis des fantaisies.
Ce paumé-là crèche dans un hangar du côté de Clichy. Sa raison sociale, c’est le bric-à-brac, alors il y a trois fourneaux démantibulés et une jambe de bois usagée dans un coin du hangar pour la justifier.
Au moment où je pousse la porte de sa caverne, il est occupé à se faire chauffer un reste de ragoût sur un réchaud à alcool.
— Ce qu’y a ? grogne-t-il en m’apercevant.
Il me reconnaît et laisse choir sa popote.
— Oh ! m’sieur le commissaire…
Il n’ose me tendre la main, et c’est une abstention méritoire, car, voyez-vous, une paluche pareille, même si vous étiez manchot, vous n’en voudriez pas !
Je m’assieds sur un sac de vieux chiffons.
— Alors, Nez-Creux, ça marche, le turbin ?
C’est le genre de question qui rend tout chose les gens comme lui. Il est très évasif.
— Ça tournaille, fait-il d’un ton prudent.
— Tu sais pas ce que je me suis laissé dire ?
— Les gens sont si méchants, balbutie Nez-Creux, qu’est-ce qu’on a encore pu baver sur mon compte ?
— Il paraît que tu fricoterais avec la Belgique ?
Il fait des efforts pour paraître indigné.
— Moi ! s’exclame-t-il.
— Oui, toi… Tu te lancerais dans l’exportation de la revue porno…
— Sans blague, on a dit ça !
— Sans blague… Et tu sais pourquoi on a dit ça ?
— Hmm ?
— Simplement parce que c’est vrai. Tu arrives à la gare du Nord avec deux énormes paquets de brochures. Tu te pointes longtemps avant le départ du train et tu planques des petits lots de revues sous les banquettes. Tu changes de compartiment. T’es paré pour passer la douane. A Bruxelles-Midi tu attends que les voyageurs soient descendus et tu fais la ramasse.
Il ne répond pas. Son ragoût brûle. Il ne songe même pas à éteindre le réchaud.
— Alors, Nez-Creux, qu’est-ce que tu dis de ça ?
— Les gens sont méchants, s’obstine-t-il à répéter.
— Tu sais ce qui se passe ?
— Non.
— T’as un dossier épais comme un matelas Dunlop à l’Economique. Ils ont décidé de t’avoir. C’est pas que tu sois une légume dans le job, ça non, je voudrais pas te flatter. Seulement, ce petit bisness prend de l’extension et il faut faire un exemple. Les choses ont pas changé depuis le père La Fontaine : c’est toujours l’âne qui écope…
Son visage gris devient pâle, ce qui ne donne rien d’enchanteur. Il ressemble à un singe malade.
— Ecoute voir, Nez-Creux, si tu me donnais un coup de main, je pourrais certainement arranger ça…
Les flammes dorées de l’espoir pétillent dans ses yeux.
— Arranger ça ? murmure-t-il en écho.
— Oui, et même te goupiller un ou deux voyages peinards pour Bruxelles, tu vois le topo ?
Non, il ne voit pas, mais il est bigrement content !
— Qu’est-ce que je peux faire, monsieur le commissaire ?
Je sors une liasse de documents de ma poche.
— Tu vas planquer ça quelque part ici… Mettons dans le vieux fourneau que j’aperçois là-bas, hein ?
— Facile, dit-il en souriant. Et… c’est… c’est tout ?
— Non…
Je le regarde droit dans les mirettes.
— Passe-moi ton revolver, Nez-Creux.
Il tressaille.
— Mais… je… Qu’allez-vous penser, m’sieur le commissaire, je suis pas armé, moi. C’est pas mes manières…
— C’est pas tes manières de te servir de ton feu, mais tu en as un ; ne serait-ce que pour jouer au dur. Allons, aboule…
Il va à une paillasse, la soulève, et tire de dessous une vieille pétoire de petit calibre.
Je fais la grimace :
— C’est tout ce que tu as, pour tenir un siège ?
— C’est tout…
— Gi !
J’empoche l’artillerie de campagne.
— Maintenant, je n’ai plus qu’une chose à te demander, Nez-Creux.
— Allez-y.
— Tu vas mettre les voiles illico pour la Belgique. Cramponne un paxon de revues et cavale jusqu’à la gare du Nord. Tu iras droit au kiosque à journaux qui est à droite de l’entrée. Tu diras à la bonne femme que tu viens chercher le mot qu’on lui a confié pour M. Charlemagne. T’oublieras pas : Charlemagne ?
« Elle te donnera une enveloppe ; dans cette enveloppe tu trouveras un billet de seconde pour Bruxelles ; ta place est louée. Inutile cette fois de planquer tes revues de femmes à poil, les gabelous te diront simplement bonjour… »
Il croit vivre un conte de fées, Nez-Creux. Il a l’air en état d’hypnose.
— Oh ! m’sieur le commissaire, pleurniche-t-il, ce que vous pouvez être chouette !
Je lui offre une cigarette afin de mettre le comble à son allégresse, puis je me lève.
— Salut, Nez-Creux, et, à partir de maintenant, tâche de tenir ton nez propre !
Il rigole gentiment. Il est heureux de vivre, ce mec…
Je fonce jusqu’au bistrot le plus proche… Là, je demande un jeton et je vais passer un coup de biniou au grand patron.
— Ici San-Antonio, boss.
— Alors ?
— J’ai préparé mon terrain. Pouvez-vous envoyer quelqu’un à la gare du Nord afin de louer une seconde pour Bruxelles ? Qu’il mette le billet et la réservation dans une enveloppe et qu’il confie celle-ci au kiosque à journaux qui est à droite de l’entrée principale en demandant de la remettre au certain M. Charlemagne qui se présentera pour la chercher. Vous me suivez ?
Il me suit ; je l’entends griffonner les indications sur son bloc. Le boss se sert encore d’une plume Sergent-Major !
— Bon, que le type note le numéro de la place. Lorsque vous le connaîtrez, téléphonez-le au poste frontière de façon à ce que les douaniers ne perdent pas de temps. Ils trouveront un type malingre qui répond au sobriquet de Nez-Creux. Ce pèlerin trimbalera un paquet de revues pornographiques. Qu’ils l’emballent et le fassent écrouer sous l’inculpation « d’exportation de documents intéressant la Défense nationale ». Surtout qu’on ne le malmène pas. Vous ferez réserver le dossier de manière à pouvoir le fiche en l’air lorsque notre affaire à nous sera tassée. Ce Nez-Creux est un pauvre mec malchanceux qui va la trouver saumâtre. On tâchera de lui revaloir ça par la suite…