— Débrouillez-vous avec lui, je n’ai pas le temps de m’occuper de ça…
Verdurier conclut :
— On en était à se chamailler sur la façon d’évacuer la petite. Moi je voulais qu’il l’embarque dans la corbeille, lui voulait l’emporter vivante, sur ses bras… Parbleu, si c’est San-Antonio !
De rage, il me balanstique un coup de tatane dans les côtes.
— Il a bien failli m’avoir, ajoute-t-il, le chef n’aurait pas téléphoné…
Un silence… Mon crâne me fait affreusement mal. Il me semble qu’on m’en a scié la moitié.
Verdurier murmure :
— Alors, qu’est-ce qu’on en fiche ?
— Il faut attendre qu’il revienne à lui, émet une voix.
Et cette voix, je l’identifie parfaitement : c’est celle de Ruti.
Il poursuit :
— Le patron tient à le liquider, il dit qu’il n’aime pas buter à chaque instant dans un type pareil. Ce flic, c’est le cousin germain du diable, parole ! On ne peut savoir ce qu’il a dans le caberlot… Angelino désire qu’on le questionne un peu avant de le foutre à la poubelle. Il dit qu’il est essentiel de savoir ce qu’il sait. Ce qui le tarabuste, c’est au sujet de la statue d’abord, et puis aussi l’affaire de Saint-Lazare, tout à l’heure… Mais de celle-là, il ne doit rien savoir, tout marle qu’il est… Enfin, vaut mieux se rendre compte.
Je sens qu’un type s’agenouille à mes côtés et m’examine. C’est Ruti.
— Oh pardon ! s’exclame-t-il, qu’est-ce que tu lui as fait comme friction !
— Bast, dit Verdurier, ces salauds-là ont le crâne en acier.
— Va chercher de la flotte, conseille une autre voix…
— Si on lui brûlait la plante des pieds, suggère Verdurier, il paraît que ça vous tire un gars de l’inconscience en deux minutes…
M’est avis que c’est le moment de me manifester si je veux éviter de nouveaux ennuis.
Je libère un long frisson, je respire bruyamment par le nez et enfin, au prix d’un effort violent, j’ouvre les yeux.
Ils sont là, trois, penchés là-haut, au-dessus de moi comme au-dessus d’un puits.
Ils n’ont pas l’air tendre du tout. Leurs yeux sont autant de clous brillants qui voudraient me transpercer.
— Alors, on débarque ? ricane le troisième personnage, celui que je ne connais pas.
Je le distingue mal, je vois surtout ses pompes et elles ont des semelles aussi épaisses qu’un trottoir.
Je réussis à me dresser sur un coude. Une turbine ronfle dans ma tête. Là-dedans c’est un crépitement d’étincelles. J’ai une envie phénoménale d’aller au refil.
Je referme les yeux, car la piaule se met à tourner, comme la maison fantastique de la foire du Trône.
— Pas très vaillant, le fameux commissaire, ricane Verdurier.
Je n’ai pas la force de lui en vouloir. Il n’y a plus en moi ni haine ni rage, ni rien qui ressemble de près ou de loin à un sentiment violent.
Je rouvre mes yeux. Les étincelles diminuent d’intensité. Le vertige se tasse. Je m’assieds à terre et je porte la main à mon cervelet. J’ai le cuir chevelu entamé. Le sang dégouline le long de mon cou sur mes fringues.
Il est dit que mon costard y restera. Tout à l’heure le grimpant troué, maintenant la vestouze pleine de raisiné… J’ai eu tort de vouloir charger seul la meute de ce satané Rital. J’aurais dû prendre mes dispositions et me faire accompagner.
C’est trop tard maintenant pour se lamenter.
— Tu ne fais plus le flambard, remarque Ruti ; te voilà drôlement sonné, mon pauvre vieux… Où qu’il est l’homme qui mangeait le linge !
Il se baisse, me cravate par les épaules et me force à me remettre droit. C’est alors que je peux mesurer à quel point j’en ai pris un sérieux coup dans la porcif. Si l’autre crâne-mou ne me soutenait pas, je m’offrirais un billet de parterre.
L’autre, le gnace aux semelles-ballons, me chope par un aileron et voilà ces branques qui me traînent dans la salle de bains. Ils m’asseyent sur une chaise en tubes ripolinés et m’y attachent solidement au moyen d’un cordon de nylon servant à étendre le linge.
— Voilà, m’expose alors le Rital, tu vas nous raconter ce que tu sais… Ou plutôt ce que tes patrons savent, car, en ce qui te concerne, on n’a plus grand-chose à redouter de toi…
« Je vais te proposer un petit marché. Tu nous parles gentiment, à la loyale, et je t’expédie d’une balle dans la trompette. Ou bien alors tu fais la mauvaise tête et on emploie les grands moyens… »
Il désigne son copain.
— Tu vois ce type ?
Je le regarde. Il n’a pas que ses semelles de curieuses, le bonhomme, sa gueule vaut le déplacement. Celui-ci, Angelino l’a dégauchi dans une pochette surprise.
Il a la tête toute biscornue comme si sa maman l’avait enfanté dans un moulin à légumes.
Son nez aurait tendance à rejoindre son oreille droite et ses yeux sont tellement rapprochés qu’ils se trouvent pratiquement dans la même orbite.
Ce type, c’est le rêve de Picasso…
— Tu le vois, reprend Ruti.
— Oui, je balbutie, et il en vaut la peine.
— C’est le champion des aveux spontanés… Avec lui on trouve toujours quelque chose à raconter. S’il s’en occupait, la statue de la Liberté elle-même s’accuserait d’avoir cassé le vase de Soissons…
L’autre paraît ravi de cette présentation. Ce sont ses titres de noblesse, à ce garçon…
Il se pavane, fait la roue…
— Par quoi qu’on commence ? demande-t-il à Ruti…
— Par la statue…
— Qu’est-ce que tu sais sur la statue ? me demande-t-il.
C’est devenu une espèce d’abominable interprète. Il parle le langage de la torture et, à travers ses lèvres boursouflées, les mots, en effet, se chargent d’un sens nouveau.
Je ne réponds rien. J’attends je ne sais quoi… Ou plutôt, je ne sais trop quoi : une inspiration, un retour de ma chance, cette fameuse chance dont je vous parlais il n’y a pas longtemps et qui, brusquement, vient d’interrompre la communication.
L’homme-de-travers me saisit la main gauche.
Il tient une lime à ongles et me l’enfonce sous un ongle. C’est un petit truc qui n’a l’air de rien, mais qui vous fait chanter.
Je pousse un petit cri qui semble plonger mon tourmenteur dans le ravissement. S’il pouvait découper en morceaux la moitié de la population parisienne, il serait aux anges, le sadique.
— Tu parles ?
Ses yeux siamois me fixent intensément. Un peu de sueur, due à l’excitation, emperle son front. Et il a un sourire qui foutrait des cauchemars au fantôme du docteur Petiot.
— Oui…
Un silence.
— Eh ben, vas-y, fait-il, on t’écoute…
J’attaque :
— La cigale ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue…
Il n’est pas fortiche en littérature.
Il considère Ruti et Verdurier en plissant son front buté.
— Qu’est-ce qu’il déconne ? demande-t-il.
Verdurier a un léger sourire.
— Il te prend pour une crème, dit-il. Si c’est toi, l’homme qui donne la parole à un fauteuil à roulettes, je laisse ma part au suivant.
Le bourreau à semelles-ballons produit avec son nez un petit bruit étrange, évoquant les premiers essais vocaux d’un jeune coq.
— Ah bon, grogne-t-il. Ah bon !..
Il fouille ses poches et y cueille une paire de ciseaux. Ce sont de petits ciseaux qui étincellent, sous la lumière électrique, comme des instruments chirurgicaux.
Ils sont très pointus et parfaitement aiguisés.
— A quoi tu joues ? demande Ruti.