— Tu vas voir…
Verdurier a le regard brillant. Ce genre de spectacle ne lui déplaît pas. C’est beaucoup mieux qu’au Grand Guignol et ça revient moins cher.
— Tu devrais lui expliquer ce que tu comptes faire, conseille-t-il. Il a certainement assez d’imagination pour réaliser… Rien de tel pour vous amener à composition, tu sais.
Le sadique bigleux montre ses dents. Et il a des dents peu ordinaires aussi. Elles sont pointues comme des dents de requin. Pointues et espacées.
— Ben voilà, expose-t-il en actionnant les dents de ses ciseaux, comme font les coiffeurs. Y a un coin dans le bras où ça saigne moins qu’ailleurs. Je vais lui enfoncer mes ciseaux dans la viande et j’y découpe une guirlande dedans.
— Très drôle, souligne Verdurier.
Puis, s’adressant à moi :
— Il est farceur, hein ?
Je dois être un peu pâlichon. On le serait à moins.
Désespéré, je regarde autour de moi. Mais que puis-je faire, les bras liés à une chaise et les jambes entravées ?
Le bigleux se penche et me remonte ma manche. Son visage est à moins de dix centimètres du mien. Un sursaut de haine me secoue, signe évident que mon esprit combatif reprend le dessus. Il ne me reste qu’une arme, très précaire : mes dents. Je vais m’en servir. Je calcule bien mon affaire car si je la rate, il ne me ratera pas.
J’incline un peu la tête afin que mon front ne heurte pas son menton et je plonge, la bouche ouverte.
Je ne suis pas maladroit du tout. Je sens sous mes dents les cartilages du larynx. J’ai dans la bouche le goût âcre et fade de sa peau, sur les lèvres les picous de sa barbe.
Je ferme les yeux pour ne pas voir cette affreuse peau couleur de beurre rance. Je serre ma mâchoire de toutes mes forces. Le hurlement qu’il pousse se transmet dans toute ma tête en horribles vibrations. Mes incisives s’enfoncent inexorablement dans ses chairs. Du chaud, du fade, coule dans ma gorge. Je reconnais le goût du sang. Je le tiens trop serré pour qu’il puisse s’arracher de mon étreinte et il est trop contre moi, poitrine contre poitrine, pour tenter de me faire lâcher prise.
Les deux autres sont tellement ahuris qu’ils mettent du temps pour intervenir. Et le temps, s’il ne travaille pas précisément pour moi, travaille contre le bigleux.
Brusquement, il se produit un affreux craquement. Le bruit doit être imperceptible pour un témoin, mais il fait dans mon être une sorte de déflagration puissante. Cela s’affaisse sous mes dents. Le sang du bigleux dégouline le long de mes babouines.
Je serre fortement une bonne fois encore et alors je suis sur le point de défaillir. Ce qui se produit est atroce, dépasse tout ce qu’on peut imaginer de plus épouvantable : mes dents se rejoignent à travers la gorge de mon adversaire.
J’ouvre la bouche, mais il ne tombe pas. Ce sont les deux autres qui, en le tirant en arrière, l’arrachent à mon étreinte.
Il roule à terre. Une plaie béante déchire sa gorge. Le sang sort en bouillonnant de cet orifice.
CHAPITRE XVIII
RENDEZ-VOUS A SAINT-LAZARE
— Il est mort !
Je ne sais pas lequel des deux types présents a proféré ces mots.
Il l’a fait, en tout cas, avec la voix d’un somnambule brutalement éveillé.
Il y a de l’angoisse là-dedans et aussi beaucoup d’incrédulité. Qu’un type diminué, lié à un siège soit parvenu à tuer son bourreau, voilà qui les dépasse et les plonge dans un trouble enchantement.
Les regards qu’ils me décochent sont emplis d’admiration. Pendant un instant, ce qu’ils éprouvent à mon endroit confine à la ferveur.
Je crache à plusieurs reprises ce sang étranger qui m’emplit la bouche.
— Voilà le travail, je leur dis. Avez-vous d’autres spécialistes de la question à me soumettre ?
Cette boutade remet les choses au point.
— Y a pas, grommelle Ruti, tu es le flic le plus fortiche que j’aie jamais rencontré…
— M’en parle pas, j’ai déjà eu trois propositions de la faculté de médecine qui désire acheter ma carcasse après ma mort…
— Vous avez bien fait de refuser, ricane Verdurier, votre carcasse, on ne sait pas trop où elle sera demain…
Ils crânent, mais je les sens désemparés par la mort de leur petit copain, et surtout par la façon peu banale dont elle s’est produite.
Ils donneraient gros pour qu’Angelino prenne l’affaire en main. Seulement Angelino ne doit pas être disponible actuellement. Je sais maintenant que tous les événements importants que je sentais mijoter depuis que Wolf a parlé, hier, sont sur le point de se réaliser et j’en ai des frémissements dans la structure. Ça m’a fait comme à un chien de chasse attaché qui entend la meute charger un sanglier.
— Alors, je leur fais, vous me butez ou bien on se fait cuire un œuf ?
Ils hésitent.
— On aimerait bien te faire parler, dit Ruti.
— Quelle idée ! A quoi vous servira de savoir ce que j’ai reniflé dans vos sales combines et ce que j’en ai dit à mon boss ? Le résultat sera le même, va…
Verdurier est un mec du genre bilieux. Je vous parie cent ans de la vie de Mistinguett contre le consul du Guatemala qu’il a une maladie d’estomac. Or, moi, les gars qui vous rendent responsables de leur maladie d’estomac, je suis obligé de me mettre de la cire à cacheter dans les trous de nez pour ne pas les renifler.
Quand je les renifle, je vois rouge.
Je les regarde. Le cadavre du bigleux, qui gît entre nous, leur donne sérieusement à réfléchir.
Rien de plus intimidant parfois que le cadavre d’un copain sur le carrelage d’une salle de bains.
Je décide de jouer mon va-tout…
— Pauvres tocassons, je m’écrie, vous vous croyez fortiches parce que vous me tenez à votre merci, mais avec toutes vos parlotes et vos airs de durs à la mie de pain, vous me faites marrer. Je suis obligé de penser à des choses tristes pour ne pas me dérégler l’aorte, parole de flic !
« Alors, vous croyez bien candidement qu’il suffit de me balancer un morceau d’acier dans le ventricule droit pour déblayer votre route… »
Je ricane…
— Vous les prenez pour quoi, les poultocks ? Hein ? Pour un tas de détritus ? Nature ! Les flics sont des tordus, des bouseux qui débarquent de leur cambrousse… Seulement ils vous collent tous dans le trou, ou presque, aussi malins que vous soyez ! Vous avez les dernières statistiques ? Il y a un crime sur treize d’impuni… C’est pas lerche, hé ?
Verdurier, toujours acerbe, tente de réagir :
— Couplet héroïque à l’usage des méchants. Air connu : le crime ne paie pas… J’attendais autre chose de votre part, commissaire.
— Vraiment ?
— Oui. J’ignorais chez vous ce côté prêchi-prêcha. Il vous va mal… Surtout lorsqu’on vient de vous voir à l’ouvrage.
Si j’avais seulement une main libre, je crois que je réussirais à le harponner par sa cravate…
— La ferme, ballot ! je lui lance. D’ici quelques instants tu feras moins le malin…
Il ricane encore.
— Vraiment ?
Mais par contre, Ruti ne fait plus sa bouillotte de campionissime. Il paraît méditatif.
— Laisse-le causer, coupe-t-il, soucieux.
— Ah ! je remarque, mon prêche t’intéresse, beau brun ? Tes un peu plus futé que ton pote, toi. Tu feras ton chemin si le successeur à Deibler ne te raccourcit pas d’une trentaine de centimètres… T’as compris quand même que si j’étais venu dans ce piège à rat, ce n’était pas à la légère… Non, mais, mes arrières sont assurés, qu’est-ce que vous croyez ! La preuve, Verdurier, le coup de téléphone à la flan… Pas mal, hein ? Maintenant vous vous demandez pourquoi je n’ai pas fait icigo une descente — ou plutôt une montée — en force, pas ? Eh bien, c’est simplement à cause de la môme. Je savais qu’elle était vivante, et je savais aussi que vous la ratatineriez à la première alerte… J’ai risqué le paquet pour elle… Que voulez-vous, je suis un sensible ! Seulement y a du monde dans le coin…