Il ne s’attendait pas à une pareille promptitude…
Il lève son arme, mais je suis plus prompt que lui et ma dernière balle est pour le petit grain de beauté qu’il porte à la pommette gauche.
La balle fracasse le maxillaire supérieur.
Il tombe… Ses jambes gigotent un brin.
Je me baisse et lui arrache son feu des mains pour éviter toute surprise…
— Voilà, t’as gagné, corniaud, je murmure. Maintenant tu es bon pour un stage à l’hosto et tu vas faire les délices d’un chirurgien esthétique…
Il ne lui reste plus qu’une moitié de visage potable, l’autre moitié n’est plus qu’un morceau de barbaque sanguinolente.
— Parle, et ma proposition de tout à l’heure tient toujours, qu’est-ce que c’est que cette histoire de Saint-Lazare ?
Il ne peut plus bouger les lèvres, ni ouvrir la bouche. Il essaie de parler et les sons qui s’échappent du trou sanglant qu’est maintenant sa bouche sont à peine audibles…
— C’est pour six heures, je finis par comprendre… Tuer… Orsay…
— Hein !
Je fais un saut tel que je risque de heurter le plafond de ma pauvre tête cabossée…
— Qu’est-ce que tu dis ?
Mais il ne dit plus rien… Il a complètement perdu conscience et je me demande s’il supportera le transport à l’hôpital…
A cet instant, on sonne énergiquement à la porte.
Je devine qui c’est. En effet, Ravier se tient devant moi, son composteur à la main…
— Bon, c’est vous, fait-il.
— Il me semble… Si par hasard nous nous trompions, ça se saurait.
— Très drôle, reconnaît-il lugubrement. C’est vous qui avez tiré par la fenêtre ?
— Oui…
— Vous avez besoin de quelque chose ?
Il a des questions ravissantes, Ravier.
— Oui, lui dis-je, de savoir l’heure.
Il consulte sa montre sans se démonter.
— Cinq heures et des…
— Bon, il faut que je sois à six heures à Saint-Lazare, plutôt avant…
— Vous n’allez pas sortir comme ça ?
— Pourquoi ?
— Parce qu’on dirait que vous sortez de l’abattoir…
Je ne pensais plus à tout le raisiné dont j’ai été inondé : le mien et celui des autres.
Je retourne à la salle de bains.
En quelques minutes j’ai remis un peu d’ordre dans mon accoutrement. Pour les fringues, ça biche : un type qui a des taches sur ses vêtements ne retient pas particulièrement l’attention, à Paris surtout. Mais mon entaille à la tête ne peut passer inaperçue.
J’ai le temps de faire un saut chez un pharmacien avant de galoper à Saint-Lago.
Du train où vont les choses, je me demande ce qui restera de moi à la fin de la journée. S’il en reste quelque chose…
Ravier qui a regardé les trois cadavres me rejoint en faisant des mines.
— Dites donc, fait-il, quand vous passez quelque part, on peut dire que vous laissez des traces…
— Tu t’occuperas de ces gens, dis-je. Ainsi qu’une petite môme qui se trouve dans une des pièces. Ensuite, tu téléphoneras au grand patron pour lui dire qu’il y a eu du grabuge. Dis-lui que je suis sur un os et que je l’appellerai dès que je pourrai. Avant tout, faut que j’aille au rendez-vous de Saint-Lazare…
— Rendez-vous avec qui ? demande Ravier.
— Avec la mort, je lui réponds.
CHAPITRE XIX
GARE… AUX TACHES
Il est six heures moins dix lorsque je pénètre dans l’immense hall de la gare Saint-Lazare, le crâne orné d’un superbe croisillon de sparadrap qui me fait ressembler à un dessin de Dubout.
Je me dis que je serai rudement malin si je parviens à découvrir quelque chose dans ce tohu-bohu.
Sur la gauche, il y a les lignes de banlieue, assaillies par un flot incessant de voyageurs… Sur la droite les grandes lignes. C’est le côté le plus calme ou, plus exactement, le moins encombré. Un rapide à destination de la gare maritime du Havre s’apprête à transporter un peuple de richards jusqu’au « Queen Machin ». Il y a là de gros financiers aux pardessus d’impresarii ; des gens de couleur ; des grognaces de la haute avec des chiens-chiens bizarres et des manteaux de fourrure… Est-ce que la séance aura lieu côté grandes lignes ou côté banlieue ?
Est-ce que l’homme qu’on doit abattre, ce fameux Orsay, est un voyageur ? Oui, certainement. Pourquoi le descendrait-on dans une gare s’il en était autrement ? Pas d’erreur à ce sujet.
Maintenant est-ce un voyageur qui va prendre le train, ou bien un voyageur qui va débarquer ?
C’est très important. Je m’attrape le citron.
Voyons, si c’était un voyageur qui va partir, les gangsters n’auraient pu fixer une heure précise, car il pourrait arriver à son train bien en avance, par ailleurs les gens qui s’embarquent se présentent d’une façon moins compacte que ceux qui arrivent. Et puis, s’il s’agissait de quelqu’un en partance, cela sous-entendrait qu’Angelino aurait eu bien d’autres occasions meilleures de le scraffer alors qu’il se trouvait dans la capitale…
Plus j’y songe, plus je réalise qu’il s’agit d’un arrivant. Je m’approche d’un contrôleur.
— Pardon, s’il vous plaît…
— Oui…
— Pouvez-vous me dire s’il arrive un train à six heures…
— Un train d’où ?
— Je ne sais pas…
Il doit croire que je m’en suis mis un coup dans le parapluie, car il me regarde exactement comme vous regardez ce qu’un chien dépose sur les bordures de trottoirs.
— Consultez le panneau des arrivées, me dit-il.
Et il me désigne un gigantesque panneau où sont désignés les départs et les arrivées.
Je le parcours fébrilement. Je constate qu’aucun train n’arrive à six heures pile. Il y en a un qui se pointe de Mantes à six plombes moins une. Et un autre qui rapplique de Londres à six heures une.
C’est ce dernier qui m’intéresse.
Je me dirige vers le quai où il va stopper. Plusieurs personnes attendent devant les barrières. Des gens très mêlés. Il y en a une dizaine. Je n’en connais aucun. Je les dénombre et tâche à me rendre compte s’il y en a un — ou plusieurs — parmi eux, susceptibles d’être un meurtrier. Je vois une dame avec sa petite fille. Puis une famille : papa, maman, le grand garçon… Un jeune type à boutons que l’acné tourmente… Un vieux monsieur… Un gros bonhomme adipeux avec un pardessus en poil de chameau… Plus un couple insignifiant… Moi qui crois connaître les assassins, je peux vous affirmer que sy a dans ce groupe une personne capable d’écraser un hanneton, moi je suis le roi du Danemark et de ses environs.
Les grosses horloges disent six heures avec un ensemble parfait…
Je regarde dans la gare… Je renifle avec précaution, mais décidément, non, ça ne sent pas l’assassin…
« Voyons, me dis-je… Supposons que j’aie un bonhomme à liquider, viendrais-je l’attendre à la descente d’un train ? »
J’attends une seconde, pour voir si mon subconscient va répondre, mais mon subconscient est ailleurs. Probable qu’il en a classe de faire équipe avec un dégourdi de mon format. Vraiment il n’y a rien à faire pour l’instant… Rien qu’à ouvrir grandes, très grandes ses châsses.
Le train en provenance de Londres entre en gare… Je le vois passer en se tortillant, là-bas, sous le pont de l’Europe ; il tourne, choisit sa voie et approche.
La locomotive s’avance jusqu’aux butoirs, crache un nuage de vapeur, un autre de fumée et s’immobilise… Les portières claquent… Des voyageurs commencent à descendre. Le flot s’épaissit de plus en plus… Des porteurs s’empressent.