Je surveille la sortie… Je m’attends à entendre des cris dans la foule qui se presse hors du train. Pour liquider un type, ça serait simple si l’on travaillait au couteau.
Mais il n’y a pas d’autres cris que les appels et les exclamations des voyageurs et de ceux qui les accueillent.
Les arrivants quittent le quai par trois issues placées en ligne.
Je les regarde, au fur et à mesure qu’ils surgissent devant l’employé chargé de collecter leurs biffetons. Ce sont des gens… des gens et encore des gens… Avec leurs valises et leurs bobines plus ou moins grises…
Ça devient vite monotone cette contemplation.
Je prends des fourmis dans la rétine, sans charres !
Mais voilà brusquement de l’inédit.
Je vois, dans la travée de sortie de gauche, apparaître un vieux bonhomme maigre au visage constellé de taches de rousseur. Pas besoin d’avoir traversé le Channel pour comprendre que c’est un Anglais. Il ressemble à ces moines britanniques que l’on voit sur les gravures anglaises…
Ce zig pose sa valoche en porc et tend son bif au préposé. Puis il se baisse à nouveau pour la reprendre… Mais il ne se lève pas. Il ouvre la bouche, fléchit sur ses jambes et pique du nez en avant.
Je bondis… Ce gars a dû avoir une syncope car personne n’a pu le descendre… J’étais devant lui, et la personne qui le suit est une femme chargée de colis. D’autre part, l’employé n’a pas fait un geste insolite…
Je me penche sur le zigoto. Une tache rouge s’élargit sur son plastron amidonné.
Bien qu’aucun coup de feu n’ait éclaté, il a pourtant été buté d’une balle.
Et j’étais à pas un mètre de lui…
CHAPITRE XX
UN NUMÉRO DE CIRQUE
Dans ma calbombe y a du remue-ménage… Mes idées défilent comme les fourmis lorsqu’elles se font la valise en coltinant leurs œufs… Les œufs de mes idées ce sont des déductions. Je pense vivement.
Je me dis : il est mort d’une balle et moi j’étais devant, donc, on l’a tiré d’une façon plongeante… Je me dis encore… Buté avec une arme à feu, et pas de bruit, donc le flingue était muni d’un silencieux…
Je reconstitue approximativement le trajet de la balle et je le suis du regard en partant de son point d’arrivée. Mon regard aboutit à un échafaudage suspendu sous le toit de la marquise et occupé par un ouvrier qui est en train de passer au minium les poutrelles de fer.
Je m’écarte de la victime qu’un flot immense de curieux submerge. Elle ne peut pas m’échapper, elle !
Je feins de m’éloigner et je plonge dans le bureau d’un contrôleur-chef, sans perdre de vue l’échafaudage.
— Qu’est-ce que c’est ? me demande-t-il.
— Police !
Il bat des paupières.
— Que se passe-t-il ?
— Il se passe qu’on vient d’assassiner un voyageur et que le type qui a fait ça est là-haut, sur ce perchoir… Vous avez le téléphone ?
— Oui…
— Pendant que je l’utilise, restez ici et surveillez le comportement de l’homme qui est là-haut… S’il se débine, appelez-moi aussitôt… Surtout ne le perdez pas de vue !
Je compose le numéro du patron que je sais par cœur.
— Alors ? demande-t-il, selon sa bonne habitude…
— Je vous téléphone de Saint-Lazare, on a descendu un vieux bonhomme qui débarquait du train de Londres.
— Qui est-ce ?
— Pas eu le temps de m’occuper de lui. On saura ça plus tard. Pour le moment, je tiens l’assassin ; il est déguisé en ouvrier et se trouve sur un échafaudage sous la verrière du grand hall de départ. Envoyez-moi illico une brigade de flics armés de flingots. Qu’ils cernent d’en bas la marquise. Il faut que nous cueillions ce type-là vivant, alors de la prudence… Moi, je vais passer par-dessus la verrière, vu ?
— Entendu.
— Il faut compter combien de temps avant que les flics soient là ?
— Sept minutes, estime-t-il, ça ira ?
— Ça ira… Que le chef du détachement vienne immédiatement me rejoindre dans le bureau du contrôleur-chef, lequel se trouve près de la salle d’attente des secondes…
Je raccroche et je reviens au contrôleur, lequel fixe l’échafaudage avec tant d’intensité qu’il en a les larmes aux yeux.
— Que fait notre homme ?
— Il s’est couché sur l’échafaudage, dit-il, on ne le voit plus…
Je comprends la tactique du gars. Il disparaît de l’horizon, car il a tendance à vouloir se faire oublier. Il croit que personne ne l’a remarqué… Il sait que les enquêteurs vont se pointer et il veut qu’on juge l’échafaudage inhabité.
Dans un sens, sa prudence me sert, car je peux attendre les renforts en toute quiétude.
Ils arrivent dans les délais prévus. La gare est investie en un clin d’œil, et un lieutenant arrive au bureau.
— A vos ordres, monsieur le commissaire, dit-il.
— Vous allez faire cercle sous l’échafaudage et coucher le type en joue. Utilisez vos meilleurs tireurs… Moi je vais grimper sur la marquise — si j’ose dire — et tâcher d’avoir l’homme par en haut. Lui seul peut actionner le treuil commandant la descente de l’échafaudage, je l’obligerai à se rendre et à utiliser le treuil en le menaçant par en haut.
« S’il m’assaisonne, alors canardez-le, pour l’intimider… Mais ne l’abattez qu’en cas de force majeure, d’accord ? »
— Compris, monsieur le commissaire…
— Maintenant, dis-je au contrôleur-chef, il faut que je grimpe là-haut…
— Passez par la gare des marchandises. Vous trouverez les échelles spéciales…
— Merci du tuyau…
— Vous ne craignez pas le vertige ? me demande-i-il.
— Le vertige ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Quelques instants plus tard, je m’avance en rampant sur l’immense toiture de verre.
Je rampe en travers, afin d’être soutenu par les traverses métalliques. Il y a une chose à laquelle, d’en bas, je n’ai pas songé, c’est que les vitres sont presque opaques et que, d’autre part, elles sont recouvertes d’une épaisse couche de suie, ce qui enlève toute visibilité. J’ai donc un mal de chien à me repérer… Il me semble que je suis sur un toboggan d’un genre particulier… Parfois je glisse et je recule… Heureusement que je porte des chaussures à semelle de crêpe.
Le jour décline… Les derniers rayons du soleil m’enveloppent de leur lumière triste.
Voyons… Je suis obligé de me mettre debout pour calculer le point où se trouve l’échafaudage en considérant la superficie de la gare.
Enfin, je parviens à l’endroit où j’estime que se tient le tireur d’élite.
Heureusement, j’ai conservé le couteau de Ruti.
Je l’ouvre et l’utilise pour gratter le mastic, obstruant l’intervalle entre deux panneaux vitrés.
Je pratique ainsi une mince fente à travers laquelle je peux observer ce qui se passe dans la gare… Je vois un large cercle de flics, sous moi. L’échafaudage est à moins de trois mètres. Je rampe un peu plus loin. Puis, avec la crosse de mon pistolet, je fais voler un carreau en éclats.
L’homme est là, juste sous moi, couché sur les planches. Il y a une carabine à canon court, munie d’un silencieux et une jumelle d’approche à ses côtés.
— Les mains en l’air ! je lui crie, tu es fait…
Il a fait une brusque volte-face lorsque le carreau a éclaté.
C’est un type courtaud, brun, aux pommettes saillantes… Il est jeune et ses yeux ressemblent à de la braise.
Je pressens qu’il ne va pas se laisser cueillir comme ça.
— Rends-toi, je lui dis. Tu as vu un peu, en bas, le populo qui s’apprête à te rendre les honneurs ?