Il se penche et il est stupéfait. Seulement c’est un gars qui n’a pas froid aux châsses et la meilleure preuve c’est que c’est à lui qu’Angelino a confié ce turbin délicat.
Il fait mine d’hésiter à lever les paluches, mais je le presse :
— Si tu tardes trop à lever les bras, je t’abats comme un chien !
Il les lève. Oh, pardon ! Et j’en sais quelque chose… Il les lève pour m’agripper le poignet et il se pend après mon bras. Le choc est si violent que je lâche mon feu.
Comme cette attaque a agité les cordes et l’échafaudage, celui-ci se met à décrire un mouvement de balancement.
Mon feu et sa carabine glissent et dégringolent dans la gare. Une immense rumeur monte d’en bas…
Il y a au moins trois mille pèlerins qui suivent nos évolutions, le cœur haletant.
Comme numéro de cirque, ça se pose là et, pardon ! c’est gratis…
Le type ne me lâche pas. Je ne crains rien pour le moment, car je suis solidement arc-bouté sur les longerons de fer.
— Ne fais pas l’œuf, je grogne. Ne fais pas l’œuf où tu vas déguster…
Il a un rictus de haine.
— C’est ça, halète-t-il. Dis-leur de tirer à tes petits copains. Et tu en prendras plein le buffet, toi aussi… Crever avec un bon Dieu de salaud de flic, c’est mon rêve…
Ce mec n’est pas une lavasse. Je ne l’aurai jamais au crachoir. Faut que je trouve autre chose…
Je tire à moi, mais il pèse de tout son poids sur mon bras. Il me semble qu’il me l’arrache du corps…
Le hic, c’est qu’il m’est impossible d’intervenir avec mon autre main sans craindre de perdre l’équilibre.
— On va attendre jusqu’à quand comme ça ? je lui fais.
Il ne répond rien…
Soudain, je vois son visage qui s’éclaire.
Que vient-il de trouver comme sale combine, cet oiseau de malheur ?
Je ne mets pas longtemps à comprendre… Il a remarqué qu’à un certain point des traverses de fer, il est resté du verre qui forme des dents de scie.
Il recule sur son échafaudage de manière à ce que le haut de mon bras vienne porter sur ce feston de verre. Puis il fait décrire à mon bras un mouvement de pompe. Les solides dents de verre entament l’étoffe de ma veste, puis ma chemise et j’éprouve une douleur aiguë.
Cette carne-là va me sectionner une veine en moins de rien. Il est trop tard maintenant pour crier à ceux d’en bas de m’envoyer du peuple ici.
La seule manière de m’en tirer est que j’aille, moi aussi, sur l’échafaudage… Ce ne serait pas duraille si j’étais seul ; mais avec ce fou furieux après moi, ça va être coton.
D’autant plus coton que, pour passer par l’étroite ouverture, il va falloir que je m’y engage la tête la première.
Je me laisse aller, lentement, pour gagner du temps, puis je calcule mon élan et je plonge.
Le poids de mon corps l’entraîne. Nous tombons sur les deux planches mouvantes et nous restons une seconde immobiles. Puis, d’un commun accord, nous nous relevons.
C’est ici que les Athéniens s’atteignirent, comme dirait mon oncle Thomas.
Il me fait des yeux épouvantables, le zig… Nous nous observons, cherchant le meilleur moyen de nous empoigner.
Sur cette plate-forme oscillante de deux mètres sur un, une bataille c’est quelque chose de pas ordinaire…
Nous ne pouvons prendre le moindre élan et nous n’osons pas, car il suffit d’un faux mouvement pour que l’attaquant aille manger la poussière du grand hall, là en bas.
C’est lui qui me porte le premier coup : un tout petit, mais terriblement sec crochet au foie…
Soucieux de mon équilibre, je n’ai pu le parer convenablement. Je me casse en deux, toussant comme dix sanatoria réunis. Il lance alors son pied. Je le prends dans la poitrine et je suis obligé de m’agripper à l’une des quatre cordes de soutènement pour ne pas jouer à l’homme-oiseau.
Je réagis. Au moment où, encouragé par ce succès, il s’apprête à me balancer sa gauche dans les dents, j’esquive et, solidement cramponné à la corde, je donne du ballant à l’échafaudage. Il glisse, roule sur les planches et chope une corde juste à temps.
Ma dernière chance de le posséder, ce serait de le foutre K.-O… Mais ça n’est pas du tout un type à se laisser envoyer au pays des lampions…
Il s’agenouille pour souffler.
— Faudra que tu y passes, halète-t-il.
En bas, la rumeur devient une houle terrible. Et voilà que mon adversaire a une autre idée… Le treuil de commande est près de lui. Il se met à l’actionner d’une certaine manière de façon à ce que l’échafaudage soit déséquilibré et se mette à pencher de mon côté.
Tout ce que je puis faire maintenant, c’est tenir la corde très serrée et de laisser flotter les rubans.
Il arrête la manœuvre, afin de ne pas être désarçonné lui-même. Puis il attrape le rebord du toit de verre et se laisse aller. Je connais la suite… Il va faire un rétablissement et se barrer par le toit.
J’espère que le lieutenant de police n’est pas resté inactif et que le gars n’ira pas loin. Pourtant, gonflé comme il l’est, il peut peut-être réussir un tour de force… Surtout avec tous ces trains qui vont et viennent.
Il se balance lentement, calculant bien son coup, car il devra s’élever à la verticale, afin d’éviter les fameuses dents de scie.
J’enroule ma jambe gauche après la corde, afin de pouvoir disposer d’une main sans risquer la chute. Je m’empare de mon couteau, l’ouvre avec les dents et le saisis par la lame…
Lorsque j’étais gosse, j’adorais lancer le couteau.
Avec des garnements de mon âge on s’exerçait contre les arbres ou les portes et je réussissais de jolies prouesses.
Maintenant je ne joue plus à Buffalo Bill et, pourtant, il faut que je plante ce couteau.
Je ferme un œil. Mon bras se tend… Un instant je fais, d’instinct, un calcul de balistique, puis je jette à toute volée le couteau.
La lame se pique dans l’épaule du gars, près de la nuque. Elle s’y enfonce jusqu’à la garde.
Il s’immobilise brusquement. Il reste pendu, immobile… Puis son sang se met à ruisseler le long du manche et coule en un filet continu.
Pas de questions : je lui ai touché une veine…
Le temps me semble affreusement long… Soudain, il tente son rétablissement et le rate, car son bras engourdi ne répond plus.
Ça craque sous sa main insensibilisée. Il lâche sur la droite et ne le voilà plus soutenu que par une main. Combien de temps va-t-il pouvoir tenir de la sorte ?
J’ai à peine le temps de me poser la question. Il lâche tout. Il tombe sur l’échafaudage qui a un soubresaut. Mais la plate-forme est inclinée terriblement… Il ne peut s’y maintenir. Ses ongles raclent le bois rêche des planches.
Ses jambes jaillissent dans le vide. Il essaie de se maintenir sur l’échafaudage. Il a une espèce de saut de carpe. Seulement celui-ci est mal calculé. Je ne sais pas ce qui s’est passé en lui. Peut-être est-ce son bras atteint qui a faussé ses prévisions. Toujours est-il que ce soubresaut le libère complètement et qu’il plonge dans le vide.
J’entends la clameur qu’il pousse en chutant.
Elle va décroissant et se termine par un « floc » abominable immédiatement couvert par le hurlement de la foule.
CHAPITRE XXI
ON A TUÉ ORSAY
Tout compte fait, j’ai risqué mes os pour balpeau.
C’est à ça que je pense en me penchant sur le cadavre du vieil Angliche assaisonné.
Le corps est étendu sur le plancher d’un petit bureau poussiéreux, près de la gare des marchandises.
Des inspecteurs de la Criminelle sont là… Des journalistes, des photographes.