Le magnésium crépite. Demain ma bouille va figurer en première page des journaux. Ça va asseoir mon prestige auprès des souris auxquelles je veux du bien, mais, par contre, il va y avoir tout un tas de crapules qui vont rêver de mettre fin à mes exploits.
— Vous avez vidé ses poches ? je demande à mes collègues.
— Oui.
— Son identité ?
— C’est un Anglais de la bonne société : Lord Said…
— Ah…
Je bondis. Lord Said ! Bien entendu, dans la bouche d’un agonisant, ça donne un son dans le genre d’Orsay…
Ainsi il n’était nullement question du ministère des Affaires étrangères…
Lord Said… Ce nom ne me dit rien…
— Qui est ce bonhomme ? je demande.
Les flics n’en savent rien, mais l’un des journalistes s’avance.
— Je ne crois pas me gourer, dit-il, pourtant je crois que Lord Said est un expert en quelque chose… En joyaux, il me semble… Enfin, c’est un gars qui fait autorité… Qui faisait, du moins.
Je le remercie.
Mes collègues me disent qu’ils viennent déjà de câbler en Angleterre afin d’avoir des renseignements sur le mec. Je leur demande de bien vouloir transmettre les tuyaux, dès qu’ils les auront, au grand boss. Et je me barre.
Je suis dans un état de déficience peu croyable. J’ai les flûtes qui tremblent et le bocal qui me tourne. L’épuisement se fait sentir…
Je mobilise un flic en lui disant de me conduire à la Grande Boîte. Une fois là-bas, je m’abats dans le burlingue du patron. Son grand fauteuil de cuir m’accueille généreusement.
— Ça ne va pas ? me demande-t-il.
— J’en ai un peu ma claque, avoué-je. A ce régime-là un régiment de rhinocéros donnerait sa démission…
J’avance la main vers son téléphone.
— Vous permettez ?
— Faites…
Je compose mon numéro et Félicie, ma brave femme de mère, répond « Allô ! »
— C’est toi ! s’exclame-t-elle.
Et elle se hâte de questionner :
— Tu rentres pour dîner, ce soir ?
— J’espère, m’man ; en attendant, sois assez gentille pour me faire porter un de mes complets à la Boîte… Le gris…
— Il t’est arrivé quelque chose ?
— Non. Simplement je me suis assis sur un banc qui venait d’être repeint…
Elle n’est pas dupe, évidemment. Elle soupire et me dit que le jour où elle m’a enfanté elle aurait mieux fait d’aller se pendre…
Je lui fais une bise qui lui perfore le tympan et je raccroche.
— Vous voulez prendre quelque chose ? demande le boss.
— Et comment ! je lui fais. Un grand bol de café noir avec des tartines de pain beurré, puis un flacon de rhum… Je me servirai moi-même.
Il passe ma commande et on s’active. Lorsque j’ai à ma disposition le matériel réclamé, je me mets à table au sens propre et au sens figuré, c’est-à-dire que, tout en mangeant, je raconte au patron ce que j’ai fabriqué pendant les dernières heures.
— Ainsi, fait-il, nous avons le fin mot de l’histoire en ce qui concerne le fameux Orsay… Je vous avoue que je préfère un attentat de ce genre à celui que nous redoutions…
— A propos, la conférence s’est bien passée ?
— Très bien, elle a fini tout à l’heure.
Il se palpe le croûton.
— Par contre, j’avoue ne rien comprendre à la mort de cet homme…
— Moi non plus, attendons d’avoir des tuyaux sur sa personne. Nous finirons bien par découvrir le rapport qu’il peut y avoir entre Angelino et lui !
Je bois mon bol de café après avoir englouti les toasts. Après cela je débouche la bouteille de rhum et je m’en verse un demi-bol.
Le grand patron me regarde avec l’air de ne pas comprendre.
— Vous allez boire ça ? demande-t-il.
— Vous ne pensez pas que c’est pour me laver les pieds ? fais-je en portant le récipient à mes lèvres.
L’alcool me flanque un coup de fouet. Je me sens un autre homme.
Ravier radine comme je finis la dernière goutte.
— Voilà, fait-il, les trois macchabs sont à la morgue et la petite fille à Lariboisière. Elle avait repris connaissance et les médecins affirment qu’elle s’en tirera…
Ça se met à remuer dans le burlingue du boss. Après Ravier, c’est Victor, le fils de notre voisine, qui radine avec un costard dans une valise.
Il a quinze ans, Victor, des boutons de puceau plein la figure et, dans son pull, sous le bras gauche, un pistolet à amorces pour jouer à San-Antonio.
Il ouvre de grands yeux…
— Vous êtes blessé, m’sieur ?
— Des égratignures, lui dis-je. Ne va pas affoler Félicie…
— Je ne lui parlerai de rien, m’sieur…
— J’ai ta parole ?
— C’est juré.
Je me déloque dans le vestiaire, et je lui rends la valise, lestée de mes fringues…
— Tiens, ne la rapporte pas à la maison, laisse-la chez toi jusqu’à ce que je sois rentré…
— Oui, m’sieur.
Il sort à reculons et trouve le moyen de se flanquer dans les longues jambes du brigadier Pochard. Pochard réprime sa série de jurons personnels à cause du patron, mais ses yeux lancent des points d’exclamation comme on lance des confettis au carnaval de Nice.
— Qu’est-ce que c’est ? questionne le patron.
— Un rapport téléphoné de la P.J., concernant un certain Lord Said.
Le patron lui arrache le papier des mains. Il lit tout haut :
— Scotland Yard, à Police Judiciaire, Paris… Lord Said, expert joaillerie, collectionneur lui-même… Personnalité dans les milieux diamantaires européens… Se rendrait en France pour assister à la remise musée Louvre collection de pierres, léguées à la France par Lady Percy Vool, de naissance française… Lord Said, grand ami des Vool. Prière nous tenir au courant enquête.
Au fur et à mesure que le patron lisait, une clarté s’infiltrait dans ma rotonde.
Juste au moment où il jette le message sur son bureau, je me catapulte hors du fauteuil.
— L’heure ? je m’écrie.
— Sept heures vingt, dit Pochard. Quand vous déciderez-vous à vous acheter une montre ?
Une montre ! Avec l’existence que je mène !
— Dites aux artificiers de venir me rejoindre au Louvre. Le musée est fermé, mais téléphonez au conservateur, pour qu’il me reçoive immédiatement…
Je prends le bras du chef.
— Comprenez, patron… C’est une coïncidence si la statue de Montesquieu se trouve aussi dans le grand salon des Affaires étrangères. Nous nous sommes mis le doigt dans l’œil : c’est celle du Louvre qui est truquée !
CHAPITRE XXII
DRÔLE DE STATUE
L’artificier se retourne vers moi.
— Hé ! commissaire ! fait-il.
— Oui ?
— Jamais vu un truc pareil…
— Il y a un engin infernal dans cette statue ?
— Non…
— Alors ?
Il secoue la tête.
— Elle ne contient pas d’explosif… Elle est faite en explosif.
— Vous dites ?
Ça c’est le conservateur qui ramène sa fraise. Il en est baba…
— La vérité… Cette statue a été modelée dans du plastic… Ensuite, on l’a ripolinée en lui donnant l’aspect du marbre… C’est du beau travail d’imitation…
L’artificier se promet de raconter l’anecdote à ses arrière-petits-enfants…
— Comme combine, c’est soi-soi ! affirme-t-il.
« Vous vous rendez compte… Il suffit qu’un passant introduise dans cette statue un crayon détonateur, et toute la partie du bâtiment qui est là s’en va dans les nuages… »