Ce détail me fait tiquer. Je ne vois pas, mais pas du tout ce qu’un sculpteur pourrait venir fiche dans une affaire comme celle qui me préoccupe. Un artiste, en général, n’a aucun rapport avec des ouistitis comme Wolf ou Angelino… Peut-être s’agit-il tout simplement d’un copain à Wolf et n’a-t-il rien à voir du tout avec les louches combines de ce dernier.
Enfin, comme je n’ai pas d’autre lueur d’espérance dans mon obscurité et comme, d’autre part, je suis à Versailles, je décide d’entrer en communication avec le Rynx.
Seulement, m’est avis qu’il convient d’y aller mollo car je m’apprête à porter mes pieds sur un terrain tout à fait inconnu.
Je vais au téléphone et je fais le numéro de Rynx.
Une voix suave demande : « Allô ? »
— Je voudrais parler à M. Claude Rynx, je dis.
La voix suave m’affirme qu’il n’existe pas de Claude Rynx masculin et que c’est elle Claude Rynx. C’est alors que je réalise que Claude est un prénom qui prête à confusion.
— Oh ! excusez-moi, dis-je, pourrais-je vous entretenir, madame Rynx ?
— Mademoiselle… C’est à quel sujet ?
— Mettons que ce soit personnel…
— Vous voulez demain ?
— Mettons que ce soit personnel et urgent…
— Qui êtes-vous ?
J’y vais carrément.
— Un ami de Wolf… mon nom ne vous dirait rien.
Il y a un silence.
— Qui est Wolf ? demande la voix.
Une sincère curiosité perce dans le ton de mon interlocutrice. Je me dis que j’ai fait fausse route, je m’apprête à raccrocher sur de vagues excuses mais ma petite sonnette d’alarme se met à carillonner sauvagement sous mon crâne. Et quand cette petite sonnette carillonne, ça veut dire qu’il y a du mou dans la corde à nœuds.
— Si je vous voyais, je vous l’expliquerais de vive voix, fais-je en réponse à sa dernière question.
Un nouveau silence.
— Je suis à deux pas de chez vous, continué-je…
— C’est bon, venez : j’habite au dernier étage.
J’attends qu’elle ait coupé, puis je pose doucement l’écouteur sur sa fourche. Je suis méditatif genre « Penseur » de Rodin. Mon trouble est si grand que j’en oublie de finir mon verre, c’est vous dire… Je m’en aperçois une fois dehors. Je rentre pour réparer cet oubli, mais il est trop tard : le patron a déjà reversé mon restant de fine dans la bouteille.
La maison est cossue, il y a un escalier de bois monumental avec un tapis rouge et des barres de cuivre.
Je grimpe trois étages et je me trouve au terminus de l’immeuble, devant une large porte peinte en vert émeraude.
Au moment où je tends la main vers la sonnette, la porte s’ouvre. Un rectangle de lumière orangée tombe sur mes épaules et, juste au milieu de ce rectangle lumineux, se tient une souris qui couperait les bras à un manchot.
Elle est assez grande, mince, bien roulée et blonde. Ses lourds cheveux dorés sont noués derrière la tête en crinière — coupe genre Attila. Elle est drapée dans une robe de chambre de satin bleu et ses yeux noirs me fixent intensément.
Je fais un effort pour avaler ma salive et j’ôte mon bada.
— Mademoiselle Rynx ?
— Soi-même…
Je m’incline.
— Commissaire San-Antonio.
Je crois que j’ai été modeste en lui assurant, au téléphone, que mon blaze ne lui dirait rien.
Elle a un sursaut et son regard change d’expression. De curieux, il devient méfiant.
— Entrez, dit-elle.
Je pénètre dans un atelier de sculpteur arrangé avec un goût infaillible. Il y a des statues dans tous les coins, des draperies aux couleurs vives, des meubles en citronnier. Il fait bon. Un feu de bûches flambe dans une monumentale cheminée en brique vernie.
Elle me désigne un siège.
— De quoi s’agit-il, monsieur le commissaire ?
— De Wolf…
Je la regarde, elle cille légèrement, j’ai eu raison d’insister. Je suis prêt à parier une brosse à dents usagée contre une tonne de caviar que cette poupée connaît Wolf. Je décide de ne pas lui laisser le temps de mentir. Je pousse mon avantage et je me lance à fond dans le bluff…
— Wolf est mort, lâché-je brutalement.
Elle pâlit affreusement et murmure :
— Mort ?
— Il a été tué en fin d’après-midi par un trafiquant que nous cernions dans son repaire.
« Vous aurez tous les détails sur les journaux de demain matin… »
Elle passe sa main sur son front. Elle semble sur le bord de la pâmoison.
— Ça ne va pas ?
Elle fait un signe de tête affirmatif.
Elle a du cran. Je préfère ça. J’ai une sainte horreur des gonzesses qui se croient obligées de tomber en digue-digue pour montrer l’étendue de leur désespoir.
— Avant de mourir, Wolf, qui était un bon copain à moi, m’a murmuré : « Va voir Claude Rynx… Versailles… » Il n’a pu en dire plus long. Voilà. Je me suis fait un devoir de venir, vous comprenez ? J’ignorais que vous étiez une femme…
Je laisse passer un silence, le temps qu’elle s’imprègne bien de tout ça.
Puis je lui pose la question qui me titille la langue :
— Pourquoi, tout à l’heure, m’avez-vous dit que vous ne le connaissiez pas ?
Elle hausse les épaules.
— Je ne sais pas, fait-elle. Votre coup de fil, à ces heures, me semblait insolite… Je… je n’ai pas réfléchi…
Je la regarde.
— Vous étiez très liée avec Wolf ?
— C’était un ami d’enfance… Nous nous sommes perdus de vue ; puis, il y a deux mois, je l’ai rencontré à Saint-Germain-des-Prés. Nous nous sommes reconnus… Nous avons passé la soirée ensemble. A quelque temps de là, il est venu ici. Il avait un travail à me commander…
— Un travail ?
— Il voulait que je lui exécute une copie d’un buste de Montesquieu…
Je suis obligé de me pincer pour m’assurer que je ne rêve pas. Wolf, le sournois, le vachard, le traître Wolf et ses sales combines, Wolf s’intéressant à la sculpture et à Montesquieu, voilà qui me laisse baba…
Je regarde la môme Rynx afin de vérifier si elle ne prend pas ma hure pour une portion de choucroute, mais non. Elle est là, très sérieuse, triste et jolie sur son fauteuil.
— Le buste de Montesquieu ? je murmure.
— Oui.
— Et vous le lui avez fait ?
— Oui.
— C’était pour lui ?
— Non, pour un de ses amis, m’avait-il dit.
— Une copie ?
— Exactement…
— Une copie de quoi ?
— Du buste exécuté par Fillet.
— Et où est-il ce buste ?
— Au Louvre.
Je ne comprends pas. Peut-être était-ce réellement un travail destiné à un amateur. Après tout je ne savais rien de la vie privée de Wolf, non plus que de ses relations. Je me lève…
— Je ne comprends pas pourquoi Wolf m’a demandé de venir vous voir.
Je regarde Claude.
— Pardonnez-moi, mais étiez-vous…
— Sa maîtresse ? Non ! Une simple amie. Une bonne copine, c’est tout…
Elle me paraît sincère, cette môme. In petto, je pense que Wolf a été un drôle de locdu s’il n’a pas tenté l’abordage d’une caravelle pareille. Cette petite artiste, c’est exactement le genre de fille qui me ferait marcher au plafond.
Je lui jette un regard tellement appuyé qu’il ferait presque un trou dans sa peau délicate. Elle en rougit, la gosse.
— Je vais vous laisser, dis-je, pardonnez-moi, mademoiselle, pour cette visite tardive…
— Vous avez été gentil, au contraire, de venir tout de suite, balbutie-t-elle. Je suis très touchée… Et très peinée… Voulez-vous boire quelque chose ?