— Montesquieu aussi, je lui dis. Seulement, y a une complication…
— Vraiment ?
— Un type m’attend caché à l’arrière de ma voiture. Lorsqu’un bonhomme se fout à plat ventre dans votre guinde, pendant que vous n’êtes pas là, c’est qu’il ne nourrit pas à votre endroit des sentiments très cordiaux, non ?
— Comment avez-vous découvert ça ?
Je lui explique.
— Eh bien, faites-le coffrer !
Décidément, aujourd’hui, le boss n’a pas plus de cervelle qu’une borne kilométrique…
— D’accord, je vais le faire coffrer. Angelino sera rencardé tout de suite. Il changera peut-être son plan d’attaque à la dernière minute…
— Que proposez-vous, alors ?
Je me racle un peu le gosier.
— Ecoutez, patron, ce tordu qui veut jouer à Fantômas est le seul chemin conduisant à Angelino… Je vais jouer son jeu, me laisser cueillir… Vous, vous allez immédiatement envoyer quelqu’un ici pour suivre ma voiture.
— Pas bête…
— Maintenant, en ce qui concerne Montesquieu, je voudrais me permettre de vous donner un conseil.
— Allez-y…
— Envoyez des artificiers au Quai d’Orsay. Que les types vident Montesquieu et qu’ils le farcissent à la poudre ordinaire. J’aimerais que la déflagration se produise à l’heure prévue, simplement il faut qu’elle soit inoffensive… Que les ministres étrangers soient discrètement prévenus…
— Hum, ça me paraît bien risqué…
— Il le faut pourtant si vous voulez que je possède Angelino. Qui allez-vous m’envoyer ?
— Je vous ai envoyé Ravier…
Je ne tique pas à cause de ce passé. Je connais le boss, tout en continuant à me parler, il a écrit ses instructions sur une feuille de bloc et a sonné le planton.
Je connais également Ravier… C’est un vieux dur à cuire de l’équipe. Il a autant de cicatrices qu’un pin à résine. Il est roublard et ne mettra pas les pieds dans le plat inutilement.
— Salut, boss, je vous donnerai des nouvelles quand je pourrai…
— Allez-y doucement, mon petit, et merci.
Je raccroche avant qu’il ne se mette à me parler de la reconnaissance du gouvernement qui… de la patrie que… Au boss, c’est son cheval de bataille !
CHAPITRE VIII
APRÈS VOUS S’IL EN RESTE…
En sortant du Louvre, pour la seconde fois j’inspecte l’extérieur. Je prends le temps d’allumer une cigarette, et juste comme je souffle sur l’allumette, je vois radiner Ravier au volant de sa vieille Simca. Je me dis que mon petit dispositif de sécurité est au point et que la seule chose qui me reste à faire, c’est de risquer le pacson carrément, suivant ma bonne habitude.
J’ouvre la portière de mon zinc, je m’installe derrière le volant et je démarre.
Derrière, l’homme au regard de belette doit se préparer à jouer sa grande scène du deux. Faut vraiment qu’il soit aussi bouché qu’une salière de restaurant pour supposer qu’il passe inaperçu. Il prend ses désirs pour la réalité, ce gougnafier. Je l’entends respirer, il souffle comme une locomotive d’avant la guerre de 70 ! Peut-être qu’il est ému, après tout…
Quelle direction pourrais-je bien adopter, en attendant qu’il se manifeste ?
Je prends au petit bonheur la rue de Rivoli, puisqu’elle est à sens unique. Je la suis jusqu’à la Concorde… Une fois là, je tourne, délaisse les Champs-Elysées et emprunte les quais en direction du Grand Palais.
C’est à peu près à la hauteur du pont Alexandre III qu’il agit, le copain. Pour cela il attend un feu rouge. Il est prudent et doute de mes réflexes. Il préfère que nous soyons à l’arrêt pour me faire la bonne surprise.
En tout cas, il est d’un classicisme rigoureux. Il conduit sa petite affaire suivant les règles du parfait gangster à la mords-moi-les-cheveux.
Pour commencer, il m’applique sur la nuque le canon de son soufflant et, presque en même temps, il me dit que si je tiens à ma peau, je dois jouer à la statue parce que, dans le cas présent, c’est comme pour une phlébite : l’immobilité est de rigueur.
— Tu vas faire ce que je te dis, et si quelque chose ne tourne pas rond, je te place une prune dans la calbombe, vu ? Et t’occupe pas du bruit, mon feu est muni d’un silencieux ; on prendrait sa détonation pour un hoquet…
— D’accord, dis-je, le plus gentiment possible. Et qu’est-ce que je peux faire pour te rendre heureux ?
Il me colle un coup de poing sur les dents. Ça craque comme si Oliver Hardy s’asseyait sur un sac de noix. Ce locdu m’a fait éclater les lèvres et peut-être bien les gencives.
— Ça t’apprendra à me tutoyer, dit-il. Sans blague ! Qu’est-ce que vous vous croyez, les bourriques ! On n’a pas gardé les vaches ensemble…
Si j’obéissais à mon impulsion, je ferais une tête arrière, car ce pignoufe est trop près de moi pour se sentir en sécurité… Heureusement, je me domine.
Tout ça, je l’inscris dans un petit coin de mon cerveau où sont enregistrés les coups foireux que je dois rendre avec les intérêts.
— C’est bon, que dois-je faire ?
Je le vois nettement dans mon rétroviseur, l’homme au regard de belette. Il jubile vachement. Il se prend pour un petit roi, tout simplement parce qu’il vient de lancer un coup de poing à un flic. Pauvre petit gars…
— Tu connais la rue Gerbillon ? il fait.
Je pourrais lui objecter que moi non plus je n’ai pas gardé les vaches avec lui, seulement il me cloquerait un nouveau parpaing et alors il y a gros à parier que je perdrais tout contrôle.
Je m’en tire en philosophant. Je me dis que, dans la vie, c’est toujours celui qui a le dessus qui peut se permettre des privautés.
— Oui, dis-je, je connais la rue Gerbillon, c’est une petite rue du côté de Raspail qui prend dans la rue de l’Abbé-Grégoire, non ?
— C’est bien ça… T’en connais un bout sur Paris, apprécie-t-il.
— C’est là qu’il faut aller ?
— Oui.
Je fais un petit signe d’assentiment et je traverse la Seine. On n’en pipe plus un. On passe devant la Chambre et, au passage, je lance un regard langoureux au Quai d’Orsay, puis je fonce sur le boulevard Saint-Germain et je remonte le boulevard Raspail.
Peut-être que si je suis bien sage, on me montrera M. Angelino. J’ai idée que ce caïd veut me dire deux mots, et ça tombe d’autant mieux que, moi aussi, j’ai envie de lui raconter ma vie… Du moins une certaine version de ma vie. Pour un peu que le hasard y mette un peu du sien, on va rigoler avant longtemps.
La rue Gerbillon est l’une des plus calmes de Paris. Des immeubles confortables, des magasins discrets, des chiens qui reniflent les bordures de trottoir, vous voyez le style ?
— Stop ! fait mon ange gardien.
Je me range et j’attends la suite des événements.
Les-yeux-de-belette devient hargneux. La frousse le prend. Il a peur que, si près du but, je ne réussisse à le posséder. Dans ce genre d’opération, il y a un moment délicat : celui où il faut quitter la voiture. Fatalement, pendant un instant, j’échappe à la menace directe du revolver.
— Ecoute-moi bien, fait-il, tu vas tourner la clé de contact et la jeter derrière toi. Ensuite, je descendrai de la bagnole et tu sortiras une fois que je serai sur le trottoir. Ne joue pas au malin, tu perdrais… Tu vois : il n’y a personne et j’aurais beau jeu de te mettre un peu de plomb dans l’aile…
— J’ai compris, fais-je, de mon ton le plus soumis…
Il ricane.
Ce ricanement me fortifie dans ma volonté de lui dire deux mots avec mes poings, un de ces quatre…