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- J'ai déjà entendu cette thèse... à Vevey.

- C'est pourtant infondé, objecta-t-il. Aux yeux des nazis, les Français présentaient une valeur raciale très supérieure à celle qu'ils attribuaient aux Slaves. Ils n'ont jamais exterminé les prisonniers de guerre français alors qu'ils ont laissé crever de faim et de froid 3,3 millions de prisonniers de guerre russes sur les 5,7 millions qu'ils détenaient. Une deuxième Shoah... dont on se fout un peu à l'Ouest mais pas en Russie. Et Hitler n'a jamais fait fermer les hôpitaux en France alors qu'à l'Est les structures sanitaires étaient interdites pour que la race slave diminue peu à peu. En France, jamais les élites universitaires non juives n'ont été décapitées comme en Pologne. Si quelqu'un était informé à Vichy, c'était bien ton Daddy. Il connaissait les Allemands de près. La soi-disant crainte d'être remplacé par pire que soi ne tenait pas. Le nazisme obéissait à une stricte logique raciale, et ton Nain Jaune le savait mieux que quiconque.

Ces tarés biologisaient tout. S'ils se sont laissé aller à des représailles, parfois, jamais ils n'auraient décimé les Français.

- Et le massacre d'Oradour-sur-Glane, qu'en fais-tu ? Les SS se sont comportés dans ce village du Sud-Ouest exactement comme avec les Slaves ! Ils ont liquidé tout le monde.

- C'était purement tactique.

- Pardon ?

- Oradour fut une importation ponctuelle des méthodes en vigueur à l'Est, devenues provisoirement nécessaires aux yeux des Allemands en raison du déplacement des troupes d'occupation du Sud-Ouest qui remontaient vers la Normandie, pour contrer le débarquement. L'OKW de la Wehrmacht (haut commandement de l'armée allemande) avait décidé de terroriser les civils, pour les désolidariser de la Résistance française et éviter la formation d'une république autonome dans le Centre. Oradour, c'est justement l'exception qui confirme la règle ; alors qu'à l'Est il y a eu des Oradour par centaines. Deux cent cinquante au moins, pour la seule Biélorussie.

- Peut-être bien... Je ne sais pas. Mais... Laval s'est tout de même opposé, au début, au port de l'étoile jaune exigé par les Allemands.

- Pas par amour des Juifs, rassure-toi, ironisa Zac. Mais au motif qu'il ne fallait pas en faire des martyrs aux yeux des Français. Le patron de ton Daddy gérait son opinion publique ! Pas la bonne santé des Juifs. Et puis ne l'oublie pas : Vichy est le seul régime qui ait livré aux nazis des Juifs planqués dans des territoires qu'ils n'occupaient pas !

Des questions de cet acabit et des commentaires aussi documentés, Zac m'en administra souvent sans la moindre précaution. En un rien de temps, ce jeune Pic de la Mirandole déboulonna complètement dans mon esprit la légende dorée du Nain Jaune. Et me glaça le cœur. Blessé dans l'admiration que j'avais jusqu'alors vouée à mon grand-père, je restais désemparé par les questions si informées dont Zac me bombardait ; faute de munitions de première main pour riposter.

Confronté à son érudition maladive, je découvris par lui, et avec stupeur, l'étendue des pouvoirs d'un directeur de cabinet. Mais il y avait pire encore : Zac se permettait de faire fi de la croyance qui avait jusque-là protégé le Nain Jaune de toute poursuite judiciaire. Mon ami osait voir la réalité en se moquant totalement de la convention qui veut qu'un directeur de cabinet n'occupe qu'une fonction purement administrative alors que les ministres en titre, eux, assument la responsabilité politique. Ce mythe français - qui m'avait été mille fois seriné, à la manière d'un dogme apaisant pour les Jardin - avait après-guerre assuré la sécurité de la presque totalité des hauts fonctionnaires de Vichy ; et Zac, lui, se permettait de balayer cette règle culturelle. Comme s'il se fût agi d'une supercherie.

Vidé de mon sang ce jour-là, je me suis arrêté et lui ai dit :

- Si on allait voir le dernier James Bond ?

- Pardon ? reprit-il éberlué.

- J'adore les James Bond.

En héritier des Jardin, je n'avais pas mis une minute pour ne pas avoir entendu ce que Zac venait de m'apprendre. Et ne pas même entrevoir la scène du 16 juillet à Vichy. Il me fallait à n'importe quel prix échapper à la brûlure de lucidité.

Personne ne peut admettre tranquillement que son grand-père a bien été aux affaires, au deuxième étage de l'hôtel du Parc, le matin de la rafle du Vél d'Hiv. Quand la réalité exagère et que le déshonneur rôde, ne reste plus que l'oxygène de la négation ; ou plutôt le retrait de soi. Cette forme de suicide provisoire.

Sans doute Zac le comprit-il : nous filâmes voir le James Bond saisonnier, For Your Eyes Only, avec Roger Moore et la jeune Carole Bouquet. Film dont je n'ai conservé aucun souvenir. A peine assis dans le cinéma, je fus saisi d'un irrépressible désir de dormir ; comme si une instance inconsciente m'avait sommé de convertir en rêves la révélation monstrueuse que je venais de ne pas entendre et que mon cerveau ébranlé ne parvenait pas à déglutir.

Au sortir de la salle, sur le boulevard du Montparnasse, j'avais retrouvé mon masque de gaieté. Le rire nerveux d'un garçon mort de son vivant ; pas encore prêt à endosser son sale héritage.

Du côté de chez Soko

1982. J'ai dix-sept ans et je m'interroge sur mon avenir : vais-je devenir empereur à Bruxelles ou, plus modestement, président des Français ? Entrer vivant dans l'Histoire me tente.

Du ratage du Nain Jaune - carbonisé par la collaboration puis recyclé dans l'exercice de la puissance occulte - m'est resté un rêve politique qui rôde dans nos gènes. Et qui fermentera longtemps encore dans les songes débridés de ma tribu. En l'absence du Nain Jaune, mort en 1976, je me tourne vers l'un de ses plus proches amis ; un personnage malicieux hors catégorie, sans homologue, une figure de la vie politique ombreuse dont la présence énigmatique et les propos sautillants frôlent ma vie depuis mon enfance.

Soko fut longtemps de tempérament bolchevique, encarté au PCF jusqu'en 1947 (qu'il trouvait mou). D'origine très russe, il déplorait que les communistes de 1917 eussent épargné ses parents, trop bourgeois à ses yeux. Emigrés en Suisse avant de poser leurs valises élégantes à Paris, ces derniers eurent l'idée saugrenue de le confier à un précepteur complexe, un lascar qui se garda bien de les informer de son marxisme véhément (et provisoire) : Marcel Déat, normalien, agrégé et futur patron des fascistes français. La roue des passions criminelles tourne si vite dans l'Europe de ces années-là... Après la Première Guerre mondiale, Déat fit de ce jeune garçon à la cervelle incandescente un marxiste aigu, subtil et plus paradoxal que mordant. Insinuant, Soko logea ensuite chez Maurice Thorez (secrétaire général du Parti communiste français, le toutou de Moscou), s'affilia avec émotion au KGB, puis plus froidement aux services de renseignements français avant de se faire embarquer avec Pierre Laval lorsque Pétain le limogea et le fit arrêter le 13 décembre 1940. Soko se trouvait ce jour-là dans le bureau de Laval, à l'hôtel du Parc, à pérorer comme toujours. C'est en prison qu'ils nouèrent non pas des liens - c'était fait - mais une amitié étroite ; affection inusable qui, par la suite, le rapprocha inexorablement du Nain Jaune. Après-guerre, les deux compères d'influence - dotés d'un odorat politique qui leur tenait lieu d'instrument de navigation - prirent chaque matin leur petit déjeuner ensemble à l'hôtel Lapérouse, le palace parisien où Jean avait élu domicile non officiel.

Soko était une sorte de Nain Jaune qui lisait la Pravda.

Snob de cœur, slave d'esprit, communiste tripal.

Même entregent ensorcelant, même capacité à fréquenter les nazis enthousiastes, les staliniens blêmes, les vichystes aryens, les SS exécuteurs, les présidents des tribunaux d'exception, des conseils d'administration les plus divers, le personnel ondoyant de la IIIe, de la IVe puis de la Ve République.