Un homme de couloir, d'intrigues basses et de secrets inextricables.
J'arrive chez lui, rue du Bac à Paris.
Le vieux Slave paradoxal qui me reçoit a des allures de radeau de la Méduse. Une carcasse qui le lâche. Un profil de bas-relief aztèque. Une tête étrange, exemptée de front et moquettée d'une chevelure dense semblable à du poil de fox-terrier. Ses poumons usés semblent si obstrués d'asthme qu'il respire à l'aide d'un tuyau qui infiltre un filet d'oxygène dans sa cage thoracique arachnéenne.
Soko s'indigne que j'aie pu former le projet d'entrer à Sciences Po, éructe contre mon affligeant conformisme. Pour envisager un trône convenable, il lui paraît judicieux d'intégrer une école de renseignements où, sous statut militaire, j'apprendrai des choses utiles : résister à un interrogatoire dans une baignoire, noyauter un parti félon, distribuer des fonds secrets, tisser un réseau relationnel en cellule, prendre des garanties avant de se faire libérer sur intervention politique... Effaré par ce très singulier conseiller d'orientation - si différent des assoupis que j'ai pu connaître au lycée, - je proteste en arguant que mon intention n'est pas de finir agent secret ni de passer à la gégène.
Soko s'indigne de mon étroitesse d'analyse, me fait observer que Bush a dirigé la CIA et Gorbatchev le KGB ; la conversation dérive.
Tout à coup, j'encaisse une dérouillée.
Soko lève un doigt ingénieux et se met à me parler du Nain Jaune avec tendresse, cocasserie et effusion. Il évoque son adresse inouïe à manier les folies des hommes, à marier l'inconciliable, à assumer en sous-main des responsabilités costaudes. Ce portrait me réchauffe le cœur, flatte mon hérédité aux aguets. Mais soudain, prise d'émotion, la voix de Soko émet un son glacé. Il ajoute en sifflant une ration d'oxygène par le mince tuyau qui le maintient en vie :
- Il faut que tu saches, Alexandre, que pour les quatre mille enfants, c'est un malentendu très regrettable. Nous ne voulions pas séparer les parents et les enfants. Quand Jean a réclamé que les Allemands les prennent, les gamins, il ne savait pas qu'à l'arrivée des trains, en Pologne, ils seraient tous grillés.
Avant que j'aie pu comprendre le fil exact de cette affaire, Mme Soko bondit dans la pièce où nous nous tenons. Elle réprimande vertement son mari d'utiliser, surtout en présence d'un tiers, un verbe pareil : « Pour des enfants, on ne dit pas grillés ! » Terme qu'elle réprouve si véhémentement qu'il m'est resté.
Troublé par l'émotion bégayante de Soko qui cherche à blanchir son ami, je demande des éclaircissements. Et en obtiens : les quatre mille enfants du Vél d'Hiv avaient bien été séparés de leurs mères et internés seuls, après la déportation des parents accompagnés des adolescents de plus de seize ans, dans le camp tricolore, contrôlé par Vichy, de Beaune-la-Rolande ; ainsi que dans celui de Pithiviers. Laval avait tant insisté pour que les Allemands en prennent livraison que le 20 juillet 1942, ces derniers y avaient consenti. Tous avaient été incinérés dès leur arrivée à Auschwitz. Et j'apprenais par la bouche de l'apoplectique Soko - malgré tout poursuivi par cet épisode macabre - que son ami de toujours, Jean Jardin, avait été favorable, en tant que directeur de cabinet de Pierre Laval, à cette option humanitaire (la remise aux Allemands) ; au motif qu'il eût été parfaitement inhumain de prolonger cette séparation des familles. Des gens très bien, on vous dit !
- Nous ne savions pas que les enfants allaient être grillés ! me répéta Soko sous le nez de son épouse irritée qui, hors d'elle, levait les yeux au ciel que son mari persistât à employer un verbe aussi inconvenant.
Comme si l'horreur tenait au vocabulaire. Comme si ce que je venais d'apprendre n'était pas de toute façon inaudible.
Pris d'une soudaine difficulté à respirer, plus grande encore que celle qui asphyxiait ce Soko aux poumons mités, je me suis carapaté. J'ai fui cette promiscuité oppressante, cette intimité quasi familiale qui suscita chez moi un effondrement mélancolique brutal. Ma famille avait de bien étranges relations... Pris de vertige, submergé par le froid, j'en vomis à pleine gorge sur le trottoir de la rue du Bac. Il me fallait rendre les infos qui avaient trop brusquement déboulé dans ma vie. Un détail m'avait scié, plié en deux : pour Soko, le drame de toute cette histoire paraissait résider entièrement dans l'injustice qui leur avait été faite, à eux les comparses de Laval (« nous ne savions pas qu'ils seraient grillés ! »), et non dans le fait que ces quatre mille enfants juifs avaient bien été grillés. Rue du Bac, je titubais, les oreilles pleines de ces deux syllabes qui sentaient la cendre humaine.
Cette fois, je ne pouvais plus aller m'endormir dans une salle de cinéma. Aucun James Bond ne me tirerait d'affaire. Jamais je n'avais connu une douleur morale aussi intense.
Cette scène, je ne l'ai jamais révélée à personne.
En écrivant Le Roman des Jardin, j'ai tenté de parler de cet épisode glaçant ; mais, soudainement paniqué, incapable à l'époque d'en assumer publiquement l'horreur, j'ai retenu ma plume. Pour finir par écrire un chapitre rigolo qui met en scène la bizarrerie attrayante de ce Russe polymorphe au nez rétractile étonnamment aquilin. Quand le pire franchit un certain seuil, il faut bien réinventer le monde. Le biffer, le colorier, rameuter un maximum de fantaisie. Ce moment fou détermina sans doute ma rage à faire rire de mon clan.
Mais à compter de ce jour, je n'ai plus jamais cessé d'ouvrir les yeux. Secrètement, par crainte de la réaction des miens ; par terreur aussi de rapatrier dans notre famille la violence de 1942. Et en traquant les traces de vérité, ces fragments encore lisibles de notre passé gonflé de fables. Confusément, je redoutais qu'après avoir divisé les Français, Vichy ne vienne déchirer ce qui restait des Jardin.
L'époque n'était pas prête à toutes les lucidités ; moi si.
Mes doutes éphémères
De temps à autre je me réfugiais dans des périodes d'apaisement. En atténuant ma lucidité. En espérant encore que Jean ait été finalement étranger au pire de Vichy. En rejoignant les sympathiques affabulations des Jardin. En cessant de fréquenter Zac qui, de toute façon, restait en marge de ma vie. Je préférais le présent au passé.
Cela me reconstituait. Deux jours. Un mois.
Je retrouvais alors la joie d'être un Jardin, de surfer sur nos légendes.
Le Nain Jaune n'était-il pas, à lui tout seul, un sacré morceau de romanesque ? Un incompris de grande classe, condamné hâtivement par l'Histoire toujours réécrite par les vainqueurs ? N'avait-il pas fait le bien à sa portée, à chaque fois qu'il l'avait pu, en sacrifiant sa propre quiétude morale ? Ne devais-je pas voir en lui un martyr portant une couronne d'épines, un haut fonctionnaire apolitique qui avait avalé non des couleuvres mais des vipères et des pelotes d'épingles afin de servir le pays jusqu'au bout ? N'était-il pas de ceux qui, portés par un dévouement réel de pur technicien, avaient eu le cran de se damner pour les autres ? N'avait-il pas été chef de cabinet et non directeur de cabinet de Laval, comme certains documents l'indiquaient parfois avec un certain flou ? Ce qui aurait fait de lui, je l'espérais désespérément, un strict exécutant, très secondaire (comme si ce distinguo moderne avait eu en 1942 le sens administratif qu'on lui attribue aujourd'hui...). Le Nain Jaune n'avait-il pas empêché, en restant à son poste dans la tourmente, que les vrais fripouilles politiques - Marcel Déat et Doriot, deux fascistes roublards - ne saisissent trop vite le gouvernail du pays ? Le temps que l'Amérique forge les armes de notre libération. L'antienne du glaive (de Gaulle se battant à Londres) et du bouclier (Pétain protégeant les Français à Vichy) ne comportait-elle pas une part de vérité tactique, à défaut de légitimité morale ? Ces sornettes, longtemps si utiles aux consciences françaises, me soulageaient bien un peu.